Mon frère est fils unique

Auteur : Antonio Pennacchi
Editeur : Le Dilettante

Un roman autobiographique qui évoque l’adolescence sur un ton férocement ironique et pourtant baigné de tendresse. Le livre raconte trois histoires, intimement mêlées : les démêlés du héros avec une famille pauvre où l’on accepte mal son caractère rebelle, sa recherche éperdue, et longtemps vouée à l’échec, de l’amour, enfin les errances qui le mènent du fascisme au maoïsme, dans ces années soixante où une bonne partie de la jeunesse italienne estimait que tout, dans la vie, est politique. Un roman de formation, un roman picaresque et comique nourri de la même verve que la comédie à l’italienne

Le roman d’Antonio Pennacchi (Il fasciocomunista) a été adapté au cinéma par Daniele Luchetti. Présenté au dernier Festival de Cannes dans la sélection Un certain regard, il est sorti dans les salles françaises le 12 septembre 2007.

25,00 €
Parution : Août 2007
441 pages
ISBN : 978-2-8426-3144-4
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Extrait

Un jour, j'en ai eu marre d'être au collège. Je suis allé trouver le père Cavalli et je lui ai dit :
«Je n'ai plus envie de devenir prêtre, je veux retourner dans le monde.
- Dans le monde ?
- Oui, je veux aller voir comment il est fait.»
Il n'arrivait pas à y croire. Il a insisté autant qu'il a pu : «Mais j'avais l'impression que ta vocation était solide. Il faut qu'on y réfléchisse. Si ça se trouve, il s'agit d'une crise qui va te passer. Demandons conseil au Seigneur et attendons.»
Pour moi, pas question. J'en avais marre, voilà tout. Alors il a téléphoné à ma mère, ou plutôt il a appelé Mme Elide, qui était la seule dans le coin à avoir le téléphone, pour joindre ma mère et lui suggérer, à elle aussi, d'attendre un peu. Mais celle-ci - je veux dire maman, pas Mme Elide - a été encore plus brutale que moi : «S'il veut rentrer, qu'il rentre et qu'on n'en parle plus ! Inutile de traînasser. Béni soit Jésus-Christ !»
Et c'est comme ça que je suis revenu.
Le frère Pippo m'a accompagné. À Rome, nous avons pris le bus. Un bus rouge, je m'en souviens encore. Nous étions assis tous les deux à l'arrière, sur les sièges du fond. Pendant qu'on attendait le départ, les portières étaient ouvertes et laissaient passer l'air. Je sentais le vent sur mon visage. On était au début du mois de mai et le soleil brillait. Le frère Pippo tournait et retournait entre ses doigts le cordon noir de la congrégation de Saint-Vincent-de-Paul qui se mêlait à la couronne de son chapelet. À l'avant le chauffeur, tout débraillé, avait les pieds sur le volant et la radio marchait à plein volume. C'était Betty Curtis qui chantait à tue-tête : «Chari-ooot... La terra, / la terra / ci portera fortuna. / La luna, / la luna / ci svelerà il domani.» Et moi, je rentrais à la maison, heureux et content.
Mais les autres, à la maison, n'étaient, de toute évidence, ni heureux, ni contents.


Ils étaient déjà eux-mêmes à l'étroit. Et vaille que vaille, chacun s'était conquis son petit coin. Dans une chambre, Otello et Manrico, dans l'autre, mon père et ma mère avec Violetta et Mimi. Papa était un maniaque de l'opéra : les deux premières, il les avait baptisées Norma et Tosca. Elles revenaient, elles aussi, de temps en temps, avec maris et enfants, et alors il fallait se débrouiller : ces étrangers dans la petite chambre, Otello et Manrico dans la salle à manger sur des matelas par terre.
Qu'est-ce qui avait pu fourrer dans la tête de mon père l'idée de mettre au monde tous ces enfants ? Sept, quatre filles et trois garçons. C'était la faute de Mussolini et de la Sainte Vierge. Mussolini, parce qu'il donnait une prime pour chaque enfant qui naissait et - même s'il est mort en 1945 et qu'on a cessé de donner la prime - mon père a gardé le pli. Il a continué à faire des enfants jusqu'en 1953, l'année où ma mère a dit, une fois pour toutes : «Assez !» Elle en avait vraiment assez. Chaque soir c'était une tragédie. Elle emmenait dans son lit un de ses enfants, presque toujours la plus petite, Mimi, la seule qu'elle ait jamais couverte de baisers et qui s'appelait de son vrai nom Turandot. Elle la mettait au milieu, bien au milieu, pour empêcher son mari de sauter de son côté. Et ça a duré pendant des années, même après la ménopause. Je ne parle pas de son habitude d'emmener Mimi dans son lit mais de celle d'empêcher mon père de sauter. «Maintenant ça me dégoûte, disait-elle, je n'arrive pas à comprendre celles qui y trouvent du plaisir.» Lui, pourtant, il avait l'air d'en trouver.
L'autre responsable, c'était la Sainte Vierge. L'Église restait catégorique : toute tentative de contourner le problème était un péché mortel et l'on imagine bien que ni mon père ni ma mère n'étaient disposés à perdre le paradis. Voilà pourquoi chaque coup faisait mouche. Voilà pourquoi nous étions si nombreux, bien trop nombreux.
Par chance il y avait eu le père Pio. Ma mère était allée le trouver juste après la guerre, en 1944. En fait la guerre continuait encore, mais là-haut, dans le Nord. Chez nous, c'était fini. Et comme c'était fini, en juin 1944, elle était tout de suite allée chez le père Pio. Tout en bas, dans les Pouilles. Pour un pèlerinage de fortune. Dans un camion. Tous sur la plate-forme en bois. Tous entassés. Une quarantaine de personnes, toutes de la famille. Sur des routes pleines de trous creusés par les bombardements. Quatre cents kilomètres pour aller, quatre cents pour revenir. Toujours à tressauter sur la plate-forme en bois. Et elle était enceinte de six mois, avec un gros ventre. Après tous ces cahots, à peine revenue à la maison - avec la bénédiction du père Pio -, elle a fait une fausse couche. Le père Pio nous a accordé cette grâce. Sinon, au lieu d'être sept, nous serions huit.

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