Grand Absent

Auteur : Laurent Graff
Editeur : Le Dilettante

Une après-midi qu'il avait quartier libre et l'âme joueuse, Dieu inventa le parking. Il vit que cela était drôle et conçut, dans la foulée, le véhicule automobile, cette variante ulcérée et statique de l'humain qu'est l'automobiliste, la place de parking en nombre limité, la barrière de contrôle métallique et, fin du fin, le ticket de parking : clé de la liberté tarifée et sésame-on-décampe de l'homo automobilis. Manquait encore une cerise à ce gâteau de béton en sous-sol : le poète. Dieu alors prit son élan et créa Laurent Graff, l'aède des vertiges ontologiques. Tu seras le Franz Kafka de l'horodateur, lui dit Dieu. Graff dit oui. Dieu a eu raison, car seul l'auteur de Il ne vous reste qu'une photo à prendre, petit traité d'Apocalypse rétinien, ou du Cri, récit des ultimes dérades d'un péagiste d'autoroute parti randonner, la toile de Munch sous le bras, au sein d'un monde tué par une fréquence fatale, pouvait circonscrire ce Grand Absent, chef-d'oeuvre du cauchemar automatisé. Le lecteur y devient l'otage de ce roman où le monde s'est fait lieu utilitaire ou procédure régulée : on y vient, on y acquitte, on horodate, on en part. Un silence de nécropole baigne l'endroit à peine fêlé par le chuintement d'un petit robot dépanneur. Imaginez un scénario de Tati filmé par un Cronenberg dépressif et vous aurez l'épure de cette fiction noire, bien noire, rhapsodie glaçante pour monde en panne. Dieu serait notre Grand Absent et Graff, son prophète.

13,00 €
Parution : Janvier 2014
128 pages
ISBN : 978-2-8426-3779-8
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Extrait

Le parking est plein, complet, toutes les places sont prises, sur les trois niveaux. Pareil dans les autres terminaux de l'aéroport. C'est comme si les gens étaient partis et ne revenaient pas. A moins qu'ils ne délaissent leur véhicule et l'abandonnent ; ils rentrent à pied ou ils prennent un taxi. On a barré l'accès, indiquant avec des panneaux que le parking était fermé. Les barrières restent baissées; on ne sort pas, on n'entre plus.
En temps normal, le flux des entrées et des sorties s'équilibre, avec un taux d'occupation moyen de soixante-cinq pour cent. On distingue les stationnements de courte durée, en général moins de deux heures, le temps d'accompagner ou d'aller chercher des passagers, des stationnements de longue durée. Il existe des formules tarifaires à la journée, à la semaine ou au mois. On a vu des véhicules rester un an. La poussière les recouvre peu à peu. On les reconnaît à leur peinture ternie, leur teint mat. Ils prennent la couleur du sol. Et puis, un jour, ils s'en vont, on vient les chercher. La place qu'ils occupaient est étrangement libre.
Parfois, on les enlève. Une dépanneuse les remorque et les emmène.

A l'entrée du parking, on prend un ticket au distributeur, à conserver, qui servira pour le paiement aux caisses automatiques à la sortie. La perte du ticket est problématique et n'est pas souhaitable. Quitter le parking devient alors difficile. Il faut être patient. Ça peut prendre plusieurs heures, voire davantage. Non, vraiment, c'est à éviter.
Une borne de dialogue a été installée près des caisses automatiques. En cas de perte du ticket, on le déclare dans la fenêtre «incidents». Normalement, aucun incident ne doit survenir. Tout a été prévu pour le bon fonctionnement du parking. Une signalétique simple et compréhensible a été mise en place sur l'ensemble du site. Des codes de couleurs élémentaires ont été instaurés et déclinés sur les trois niveaux. Aucune erreur n'est possible.
Sélectionner «ticket perdu». Patienter. Le temps d'attente entre chaque étape est voulu, c'est une forme de punition dissimulée. Indiquer le numéro de la place de stationnement du véhicule. Il faut le connaître, l'avoir noté. Sinon, retourner auprès du véhicule et relever le numéro inscrit au sol devant la place de parking. Niveau 1 (couleur jaune), de 1 à 650; niveau 2 (couleur rouge), de 1 à 650 ; niveau 3 (couleur bleue), de 1 à 500. Les terminaux portent des lettres, A, B, C et D. Il faut le savoir, l'avoir noté. La désignation d'une place de parking doit comporter toutes les informations nécessaires à sa localisation, l'approximation n'a pas cours. Respecter l'ordre d'énoncé. Exemple : terminal B, niveau 2, n° 157. Un petit robot est envoyé sur les lieux.

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