De la forêt
Jeune diplômé désargenté, Satyacharan accepte un poste de régisseur aux confins du Bihar, dans le nord est de l’Inde. Quittant Calcutta, ce Bengali raffiné et mondain est bientôt fasciné par l’exubérance de la faune et de la flore et par la diversité des habitants de ce vaste domaine forestier.
L’illustre roi des Santals garde ses vaches à l’ombre d’un banyan sacré, Yugalprasad embellit la jungle en y plantant de nouvelles espèces, Dhaturiya préfère danser sans manger plutôt que travailler aux champs…
Satyacharan sait qu’il est le dernier témoin d’un formidable écosystème ; il doit pourtant en orchestrer la disparition. Son rapport au monde en sera à jamais bouleversé.
Extrait
Prologue
J’étais assis sur le Maidan, tout près du Fort, après une rude journée de travail au bureau.
À côté de moi se dressait un amandier sauvage. Je laissais mon regard vagabonder au-delà de l’arbre en direction du Fort quand mon œil s’arrêta sur les rives ondoyantes de la pièce d’eau ; soudain, j’eus l’impression que c’était le soir et que je me tenais au bord de l’étang de Sarasvati, à la limite nord de Labatuliya. L’instant d’après, un klaxon sur la route de la Porte de Plassey mit fin à mon enchantement.
C’était il y a très longtemps et pourtant il me semblait que c’était hier.
Plongé jour et nuit dans le vacarme et l’agitation de Calcutta, quand je pense à présent aux forêts de Labatuliya-baihar ou d’Ajmabad dans le clair de lune ou par une nuit calme et ténébreuse, aux étendues couvertes de tamaris, aux rives où se pressent les hautes herbes de kans, à la ligne cendrée des collines qui se perd à l’horizon, aux pas rapides des antilopes nilgai qui tambourinent dans la nuit, aux buffles sauvages venus boire au bord de l’étang de Sarasvati aux heures brûlantes de la mi-journée, à la beauté des fleurs sauvages sur la vaste plaine pierreuse et aux épaisses forêts de flamboyants écarlates, je me dis que j’ai rêvé un monde de beauté dans les profondeurs du sommeil, un soir, à la fin d’une journée de loisir. Comme s’il n’existait nulle part au monde une terre semblable.
Et ce n’était pas qu’un paysage, combien d’hommes de toutes sortes n’avais-je pas rencontrés !
Kunta... Je me souviens de Kunta. Comme si je voyais, encore maintenant, la pauvre femme avec sa ribambelle d’enfants cueillir des jujubes pour subvenir à leurs besoins, dans la vaste savane de Sungthiya-baihar. Ou bien c’est une nuit d’hiver au clair de lune, je la vois qui se tient près du puits, dans un coin de la cour de la katcheri d’Ajmabad, dans l’espoir de repartir avec les restes de mon repas.
Dhaturiya. Je me souviens de Dhaturiya, le jeune danseur...
Les récoltes du district de Dharampur étant perdues, il était venu espérant se procurer de quoi manger en dansant et en chantant dans les villages ensauvagés et dépeuplés de Labatuliya... Quel sourire ravi avait éclairé son visage lorsque je lui avais donné des graines frites de millet sauvage avec de la mélasse de canne ! C’était un beau garçon de treize ou quatorze ans avec des cheveux ondulés, de grands yeux et une attitude un peu féminine. Il n’avait ni père ni mère, aucune famille, très jeune il avait dû se débrouiller tout seul. Où donc la vie l’a-t-elle mené, au loin, dans le courant du monde ?
Je me rappelle aussi Dhaotal Shahu, l’usurier aux mœurs si simples. Il est assis dans un coin de ma cabane d’herbe, en train de couper de grosses noix d’arec avec des ciseaux. Et devant sa petite hutte au plus profond de la jungle, Raju Panré, un brahmane pauvre, chante pour lui-même « Sois compatissant ! » en veillant sur ses trois buffles.
Le printemps est descendu sur l’immense forêt au pied de la montagne de Mahalikharup, et une profusion de fleurs jaunes a éclos à Labatuliya-baihar ; une tempête de sable recouvre l’horizon cuivré brûlé par le soleil de midi ; la nuit, une guirlande de feu éclaire la montagne de Mahalikharup ; on a commencé à brûler la forêt de sal pour la défricher. J’ai connu tant de jeunes enfants, d’hommes et de femmes démunis ; combien d’usuriers cruels, de chanteurs, de bûcherons, de mendiants dont les vies si diverses me sont devenues familières. Assis dans la cour de ma cabane d’herbe au milieu des ténèbres, j’écoutais les histoires extraordinaires des chasseurs, qui disaient avoir vu l’immense dieu protecteur des buffles sauvages, au bord de la fosse recouverte de branchages, une nuit épaisse, dans la forêt domaniale de Mohanpura.
C’est d’eux que je parlerai. Il y a des chemins en ce monde que peu de gens empruntent, des chemins où le flot de vies étonnantes se croisent et s’écoulent dans le lit caillouteux de rivières inconnues. Ces chemins, je les ai parcourus, et aujourd’hui encore, je ne peux oublier cette rencontre.
Mais ces souvenirs ne sont pas joyeux, ils sont douloureux. C’est de mes mains que cette nature sauvage et libre a été détruite, et je sais que les divinités de la forêt ne me le pardonneront jamais. On dit que le poids du péché est plus léger si le pécheur le confesse.
Tel est l’objet de ce récit.