Un été norvégien
Été 1978 : Haraldur et Jonni prennent la route. Ils sont jeunes, islandais, pétris d’idéaux, poètes en devenir, fêtards et amateurs de Bob Dylan. Leur voyage doit les mener jusqu’en Inde, en passant par Taormine, où Halldór Laxness a écrit son premier roman. Jonni a été clair : il faut s’arrêter en Norvège, le temps de rassembler un bon pécule. Embauchés dans les montagnes, les deux amis squattent chaque fin de semaine à Oslo, où la bière est en vente libre.
En cet été norvégien, Woodstock résonne encore, on s’affronte toujours entre maoïstes et trotskistes, le punk rock fait ses débuts, Haraldur lit Kerouac, disserte sur Chet Baker et John Coltrane, écrit ses premiers textes… et tombe amoureux d’Inga.
Roman initiatique, Un été norvégien brosse le portrait d’une beat generation nordique qui, à l’aube des années 1980, subit de plein fouet les désillusions de ses aînés. En quelques semaines, les rêves d’Haraldur sont balayés par les dérives de l’industrie touristique naissante en Grèce, le conservatisme religieux en Sicile et les errements de l’extrême gauche italienne… Reste la littérature, et l’amour ! Einar Már Guðmundsson livre un texte très personnel, portant un regard mi-amusé mi-nostalgique sur le jeune Haraldur qu’il a été.
Extrait
Depuis plusieurs jours, je suis hanté par la montagne ou plus exactement par le souvenir de mon été dans les montagnes. Un été norvégien, c’est ainsi que je l’ai baptisé. Chaque fois que ce lieu et cette saison me reviennent en mémoire, je pense aussitôt à Pan, le roman de Knut Hamsun, et je pense également à l’amour.
Ceux qui connaissent cette œuvre comprennent ce que j’entends par là. Ceux qui ne la connaissent pas le comprennent aussi. Là n’est pas l’important. La plupart des gens pensent à l’amour sans avoir lu Pan ni même aucun livre. Ce n’est pas dans la littérature qu’on trouve l’amour, disent les sages, qui écrivent ensuite de longs traités où ils analysent ce sentiment. Or l’amour est au centre de tout.
D’ailleurs, ce ne serait pas drôle si le monde était conforme à ce qu’on en attend, si chaque individu était en accord avec lui-même et s’il n’y avait aucune contradiction entre nos paroles et nos actes. C’est une évidence. Même si Pan finit mal et si chacun est au courant des tristes dérives de Knut Hamsun.
Je pourrais écrire un long traité sur la question, mais je préfère m’abstenir. J’ai jadis rédigé sur cet écrivain un mémoire qui s’est perdu depuis longtemps. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que cet été-là, l’amour était partout. C’était un nuage blanc dans le ciel limpide, un oiseau en plein vol, un train filant à toute vitesse, il était dans tout ce que mes yeux voyaient.
Je plonge mon regard dans celui de l’amour, je lui tiens la main, je sens ses lèvres. Il se penche sur moi. Ses cheveux caressent mon menton et je ferme les yeux. Le soleil scintille sur la mer et nous voguons vers l’île, l’archipel de l’amour. Je repense à tous ces hasards qui rapprochent les gens, et qui n’ont peut-être rien de simples coïncidences, mais créent une atmosphère, ou même définissent un principe naturel, comme si tout était écrit d’avance.
C’est le souvenir que j’en conserve, et je n’ai rien oublié. Non, je n’ai rien oublié en dehors de ce qui a déserté ma mémoire, et cela, je ne saurais évidemment me le rappeler. Je ne me rappelle d’ailleurs plus qui a dit ça, une femme de l’est de l’Islande ou un philosophe célèbre. Qu’importe.
Je n’attendais rien. J’ai été pris au dépourvu et, si tant est que j’aie compris quelque chose, ce n’est que plus tard. C’est ainsi que fonctionnent les souvenirs. Ils nimbent l’autrefois de soleil et de lumière, y compris sous la pluie.
La pluie est d’ailleurs arrivée plus tard dans l’été, il n’avait pas plu autant depuis un siècle. Depuis cent quarante ans, disaient les météorologues. Peut-être parce qu’ils n’étaient pas capables de remonter plus loin dans le passé. De toute manière, ça n’aurait rien changé.
Je me souviens de ce jour où, devant la vitrine de la librairie qui fait l’angle de la rue juste à côté du Palais royal, j’attendais, le cœur sous la pluie et la pluie dans le cœur. Il pleuvait si fort que j’avais l’impression d’être sous la douche, si ce n’est que les gouttes étaient plus grosses et plus froides, et que l’attente rendait le monde plus triste.
À ce moment-là, j’avais déjà quitté la montagne et cessé de creuser des tranchées à coups de pioche. J’étais redescendu à Oslo, cette ville « que personne ne quitte avant qu’elle lui ait imprimé sa marque » comme l’écrit Knut Hamsun dans un autre de ses livres, La Faim.
« C’était en ces années où j’errais, affamé, dans Christiania, cette ville singulière que personne ne quitte avant qu’elle lui ait imprimé sa marque... »
C’est ainsi que débute ce roman. À l’époque, Oslo s’appelait Christiania. Je ne saurais dire quelle marque elle avait imprimée en moi quand j’ai embarqué sur le ferry qui nous a emmenés de la capitale norvégienne jusqu’à Copenhague à l’automne.
Si je dis nous, c’est parce qu’alors, l’amour m’accompagnait. J’avais rencontré ma bien-aimée. C’était elle qui m’imprimait sa marque. Peut-être que l’amour, lui aussi, me marquait.
Tant pis si je vais un peu vite en besogne, mais je dois reconnaître que ces souvenirs ne sont pas exempts de mélancolie, voire de nostalgie. Une voix intérieure me dit : tu poursuis sans doute un but bien précis, tu cherches la tonalité pure, la limpidité ou la lumière.
C’est Pan qui me fait pencher pour cette hypothèse, ce livre où tout n’est que transparence, même s’il s’achève dans les ténèbres. D’ailleurs, ces événements sont fort anciens et il y a bien longtemps que j’ai écrit ce récit, en tout cas, dans les grandes lignes.
Tout cela me trotte dans la tête depuis si longtemps que j’ai trouvé nombre des détails qui la composent sur des feuilles manuscrites où certains mots sont tellement effacés qu’on peut à peine les déchiffrer. Les histoires s’embarquent souvent pour de longs voyages dont elles reviennent transformées.
Parfois, la vie se résume à What a Wonderful World. Louis Armstrong est un soleil. Il souffle dans sa trompette et les rayons vous submergent. J’observe les cafés sur la place, les cheveux des filles se balancent. L’astre du jour scintille dans les verres. Les tasses fument. Quelqu’un joue de la guitare. Vous l’avez compris, je suis jeune, j’ai vingt ans, auxquels il faut ajouter deux, trois, quatre, ou peut-être même cinq ans.
Oui, cela remonte à des années, c’était il y a très longtemps. Pourtant, j’ai l’impression que c’était hier. Le temps me donne toujours de fausses indications, ou peut-être sont-elles fiables. Il se mesure en années et certains moments forment une éternité. En un clin d’œil, on retourne dans le passé et bientôt, tout sera fini.
Qu’est-ce que le temps ? dis-je en secouant la tête face à ma question.
Dans l’univers de Pan, la lumière est éternelle.
« Depuis quelque temps, je suis hanté par mon été dans le Helgeland où le jour est sans fin... »
C’est ainsi que débute ce roman. Qu’importe la manière dont Knut Hamsun s’est comporté dans le monde, quel que soit son degré de responsabilité ou sa bêtise, qu’importe son adhésion à une idéologie mortifère, ses livres ont les deux pieds plantés dans l’éternité et refusent de la quitter. C’est mon sentiment chaque fois que je les relis.