Le complexe d'Eden Bellwether

Auteur : Benjamin Wood
Editeur : Zulma
Sélection Rue des Livres

Cambridge, de nos jours. Au détour d’une allée du campus, Oscar est attiré par la puissance de l’orgue et des chants provenant de la chapelle de King’s College. Subjugué, il ne peut maîtriser un sentiment d’extase. Premier rouage de l’engrenage. Dans l’assemblée, une jeune femme capte son attention. Iris n’est autre que la sœur de l’organiste virtuose, Eden Bellwether, dont la passion exclusive pour la musique baroque s’accompagne d’étranges conceptions sur son usage hypnotique...
Un premier roman magistral sur les frontières du génie et de la folie, entre thriller et roman d’apprentissage.

Traduction : Renaud Morin
9,95 €
Parution : Juin 2020
Format: Poche
ISBN : 978-2-8430-4959-0
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Extrait

Musique de scène
Oscar Lowe dirait plus tard à la police qu’il ne se rappelait pas la date exacte où il avait vu les Bellwether pour la première fois, quoiqu’il fût absolument certain qu’il s’agissait d’un mercredi. C’était par une soirée de fin octobre, à Cambridge; la lumière plombée de l’après-midi avait décliné bien avant six heures, les avenues pavées de la vieille ville étaient sombres et silencieuses. Il venait de terminer sa journée à Cedarbrook, la maison de retraite sur Queen’s Road où il était aide-soignant, son esprit était ralenti, lesté par toutes sortes d’images : le visage sans expression des personnes âgées, la pâleur de leur langue quand elles ouvraient la bouche pour prendre leurs pilules, leur peau flasque quand on les soulevait pour les mettre au bain. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui, se jeter sur son lit et dormir d’un trait jusqu’au lendemain, où il lui faudrait se réveiller et recommencer.
En coupant par le parc de King’s College, il savait qu’il pourrait grappiller un peu de temps sur le trajet. Dans la vieille ville, tout le monde roulait à vélo : les étudiants filaient dans les ruelles étroites avec leurs gros sacs à dos, et les touristes, comme des boules de flipper, allaient de college en college sur des bicyclettes de location. À n’importe quelle heure du jour, sur n’importe quel trottoir de Cambridge, on tombait sur quelqu’un qui détachait un vélo d’un réverbère pour l’attacher au suivant. Oscar, lui, préférait le réconfort de la marche.
Il traversa Clare Bridge et coupa à travers le parc, ses pas rendant un écho mat dans l’allée qui miroitait encore de la pluie de l’après-midi. Tout était silencieux. Les pelouses rases paraissaient étrangement bleues dans la lumière indolente des réverbères ; non loin, de la fumée montait de la cheminée d’un cottage, comme un brouillard. En passant devant la façade de la chapelle de King’s, il fit de son mieux pour ne pas lever la tête, car il savait exactement comment il se sentirait alors : comme un intrus, insignifiant et impie. Pourtant, il ne put s’empêcher de regarder le formidable édifice gothique avec ses hauts fuseaux qui piquaient le ciel et ses gigantesques vitraux noircis. C’était le cliché qu’on voyait sur tous les présentoirs à cartes postales le long de King’s Parade. Et il l’avait toujours eu en horreur. Vu de près, dans la quasi-obscurité, cet endroit le mettait encore plus mal à l’aise. Ce n’était pas l’architecture qui le troublait, mais l’âge de l’édifice, le poids de son histoire, les membres de la famille royale qui y avaient communié autrefois, tous ces gens austères dont les visages peuplaient maintenant les encyclopédies.
Un office était en cours à l’intérieur. Il entendait déjà le vrombissement sourd de l’orgue derrière les murs de la chapelle, et quand il tourna dans Front Court, le son lui parvint plus fort et harmonieux, jusqu’à ce qu’il se trouve assez près pour en percevoir toute l’ampleur ; un ronronnement grave et rauque. Il pouvait presque le sentir contre ses côtes. Bien loin des hymnes lugubres et assourdissants des messes de Noël à l’école, ou des interprétations maladroites de Abide with Me sur lesquelles il s’était efforcé de chanter aux obsèques de ses grands-parents. Il y avait une fragilité dans cette musique, comme si l’organiste n’enfonçait pas les touches mais faisait voltiger ses doigts, comme un marionnettiste. Oscar s’arrêta dans le vestibule, juste pour écouter, et lut le panneau près de la porte ouverte : « Office du soir, 17 h 30. Ouvert au public. » Sans même qu’il s’en rende compte, ses pas l’avaient entraîné à l’intérieur.
Il se retrouva cerné de vitraux qui laissaient à peine voir leurs couleurs. Les voûtes en arc semblaient s’étendre à l’infini. Au centre de l’édifice, des tuyaux d’orgue déployés comme des ailes mugissaient au-dessus d’un jubé en bois, et de l’autre côté, l’assemblée attendait à la lumière des cierges. Il trouva un siège libre et observa les choristes qui finissaient de se mettre en place. Les plus jeunes garçons se tenaient au premier rang dans leurs aubes blanches, joyeux et distraits ; les plus âgés, derrière, l’air penaud, tripotaient leurs manches avec ce sentiment de gêne propre à l’adolescence. Quand l’orgue se tut, après un bref silence, le chœur commença à chanter.
Les voix étaient tellement synchronisées et équilibrées qu’Oscar parvenait à peine à les distinguer, elles déferlaient et se retiraient avec le naturel d’un océan. Son cœur s’emballa. À la fin du cantique, le révérend se leva pour dire le Credo. La plupart des gens marmonnaient vaillamment la prière, mais Oscar demeurait silencieux, encore tout entier à la musique. Quand il remarqua la fille blonde un peu plus loin sur son banc, l’assemblée en était déjà à : Il est assis à la droite du Père... Elle articulait en silence, à contre-cœur, comme un enfant qui s’ennuie en récitant ses tables de multiplication, et quand elle vit qu’il ne prenait pas part à la prière, elle roula lentement les yeux, comme pour dire « Sortez-moi d’ici ». Le simple profil de son visage l’excitait. Il lui sourit sans être sûr qu’elle l’ait remarqué.
Le révérend citait le livre de Jérémie : Si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, tu seras comme ma bouche...
Oscar observait la fille et ses mouvements empruntés, gauches. Pas plus que lui, elle n’avait l’air d’apprécier l’étrange cérémonial de l’église. Au milieu du sermon, elle fit tomber son livre de cantiques d’un coup de genou, interrompant le révérend et, pendant tout le reste de son ennuyeuse leçon, elle joua avec la lunette de sa montre. Elle cessa quand deux choristes au teint pâle entonnèrent un nouveau cantique et que l’orgue reprit.
Les seuls moments où la fille blonde se tenait tranquille, c’était quand le chœur chantait. Sa poitrine se soulevait, ses lèvres frémissaient. Elle paraissait intimidée par la tapisserie des voix, la clarté du son, les harmonies qui enflaient et inondaient l’espace béant au-dessus de leurs têtes. Oscar la vit battre la mesure sur son genou jusqu’à l’Amen final. Le chœur s’assit et le silence, tel un parachute déployé, descendit dans la chapelle.
À la fin du service, l’assemblée sortit au compte-gouttes selon l’ordre établi : d’abord le chœur et le clergé dans une procession de blanc, ensuite l’assistance. Oscar espérait pouvoir suivre la fille jusqu’à la porte, s’approcher assez pour l’aborder, mais il se retrouva coincé entre un groupe débattant des mérites du sermon et un couple de Français qui s’interrogeaient à voix basse en consultant leur guide pour savoir comment rentrer chez eux. Quand il cessa d’entendre ses petits pas traînants, elle avait disparu. Des touristes las avançaient lentement le long des bas-côtés, enfilant leurs blousons et rangeant leurs appareils photo ; deux jeunes enfants dormaient dans les bras de leur père, tandis que leur mère leur essuyait les doigts avec des lingettes. Oscar ne voyait la fille nulle part. En sortant, il déposa un peu de monnaie sur le plateau de la quête, et le révérend lui adressa un « Merci, bonne soirée ».

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