Ces instants-là

Auteur : Herbjorg Wassmo
Editeur : Gaïa

Elle grandit dans le nord de la Norvège, entre une mère insaisissable mais présente, une petite soeur qu'elle protège, un père qu'elle méprise avant de le haïr. Car elle n'est pas coupable du mal qu'il lui fait. Ils vivent dans une bourgade où tout le monde se connaît, et occupent un logement d'une grande demeure, celle où a vécu « l'auteur ». L'auteur lui apparaît, parfois, comme en songe, et lui parle. Lui insuffle une voix, un désir d'autre chose. Elle aime danser, le rock surtout. Aime danser avec l'apprenti électricien. « Assieds-toi, dit sa mère d'une voix douce. Elle l'a vu. Compris. Il n'y a pas eu que du rock et de la danse avec l'apprenti électricien. » Une mère pleine de bon sens qui rétorque à ceux qui prônent l'urgence du mariage : « Ce ne sont que des gamins. Qu'ils aient cet enfant est déjà suffisamment difficile pour qu'ils n'aient pas en plus à assumer d'être mariés. Il faudrait qu'ils pensent à gagner leur pain pour pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de l'enfant. S'ils doivent s'appartenir, ils s'en occuperont quand ils seront plus âgés, dit sa mère en mettant le café à bouillir. » Elle vit la honte, dans son ventre et dans les regards. Passe son examen de lycée par correspondance, part faire des études d'institutrice à la ville. Son père est loin, c'est bien, mais le petit garçon aussi est loin. Elle lit, beaucoup, apprend à voir venir les crises d'épilepsie. Entre dans un brouillard, une farandole de grands auteurs qui la visitent. Succèdent à Knut Hamsun Simone de Beauvoir ou Virginia Woolf. Elle se marie, part vivre très au nord dans un hiver qui semble permanent, publie des poèmes, travaille, reprend ses études, publie un roman. Se bat contre elle-même, contre un mari chasseur qu'elle aime pourtant, quelles que soient ses proies, devient « chasseuse » elle-même, se bat pour sa liberté et son droit à vivre comme elle le souhaite. « Longtemps après, après qu'ils ont desservi la table ensemble et qu'il lui a demandé si elle voulait un cognac, et qu'elle a décliné, et après qu'il a oublié de mettre d'autres disques, mais a d'une manière ou d'une autre obtenu qu'ils soient tous deux assis dans le canapé, et après qu'il a allumé deux nouvelles bougies et ouvert une autre bouteille, et mis tout de même une musique indéterminée sur laquelle ils pouvaient danser, et après que ça aussi, c'était terminé et qu'elle a dit qu'elle devait rentrer à l'hôtel, après tout cela, il n'est que souffle. Cela semble facile. Il y a entre eux une légère odeur de nourriture. Le lit se trouve au milieu d'une grande pièce bien rangée. Les rideaux sont fermés. Elle se prend à se demander si c'est toujours si ordonné chez lui. Ce n'est pas bien. Qu'elle pense à ce genre de choses. » La petite fille au corps meurtri est devenue une femme qui se réalise dans l'écriture : il lui faut écrire ce que le jour a à offrir.

24,00 €
Parution : Septembre 2014
397 pages
ISBN : 978-2-8472-0433-9
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Extrait

Rock

Elle s'adosse à un mur et se laisse toucher. Sa peau se hérisse sous les mains d'un autre. Elle forme de minuscules obstacles et cherche à se protéger. Dans sa tête, une radio lui dit : Écoute. Sens ! Ceci est maintenant. Il faut que tu sentes comment c'est. Ne t'arrête pas au fait qu'il y a un goéland sur le toit. Il s'agrippe au faîte en poussant des cris.
Elle renverse la tête en arrière et ferme les yeux pour être seule. Ce n'est pas le garçon qui l'effraie, mais ce sentiment de ne pas avoir d'échappatoire. Elle l'entend parler, mais ne saisit pas ses propos. Il se rend compte qu'elle reste là les bras ballants. Et laisse tomber ses mains.
- C'est bon, t'inquiète pas, dit-il en la relâchant.
Le goéland crie. Elle est la même qu'avant. Reste juste immobile afin de pouvoir redevenir distincte à elle-même. Sans quoi elle ne sera pas visible aux autres.

Les autres sont ceux qui rient. Murmurent. Se tiennent groupés. Ceux qui savent tout ce qu'elle ignore. Par exemple pourquoi le garçon de l'été dernier ne la contacte pas. Ceux qui ont peut-être vu qu'elle tremble quand elle doit réciter quelque chose sur l'estrade. Les déclinaisons allemandes. Les prépositions. Et au tableau, les longues séries d'équations non résolues. Ceux qui savent que sa peau se rétracte, transpire. Pour ensuite se dessécher. Se mettre à sentir.
Certains collectent des preuves. Examinent. Rédigent des attestations. Des certificats de bonnes vie et moeurs. Traitent des demandes d'admission à l'école. D'autres sont assis derrière le rideau de la cuisine et savent à son sujet tout ce sur quoi elle n'a pas encore eu le temps de réfléchir. Ils sont contents ou en colère, mais jamais vides. Ils ont le droit de juger. Y compris de ce qu'ils ne savent pas, mais croient deviner.

Son père est encore debout, il est assis dans la cuisine, avec son rictus. Elle n'entre pas, mais referme la porte sans rien dire et sans aller chercher la tartine qu'il lui faut. Se contente de boire au robinet au-dessus du lavabo de la salle de bains. La porte est munie d'une bonne clef en fer que tournait naguère l'auteur. Il règne une odeur de linge de toilette humide et de vieille vapeur. La baignoire peinte en rouge avec ses pieds pattes de lion et son réservoir en cuivre gagné par le vert-de-gris ont l'air étranger. Il y a de la cendre froide sur la plaque sous le poêle.
Autrefois, l'auteur était dans cette baignoire, songe-t-elle. L'auteur avait aussi un corps. Ça fait drôle d'y penser. A présent, l'ensemble est propriété de la commune. Mais l'auteur est mort. Il n'est que honte et trahison de la patrie. Son père paie un loyer pour qu'ils puissent habiter ici. Son père est n'importe où dans les pièces. La nuit aussi.

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Poche (Avril 2016)
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