Comme au cinéma
Quand Irene Sandles, une jeune bibliothécaire dont le mari aviateur est mort sur le front, quitte Wellington en 1952 avec sa petite fille, Jessie, pour aller travailler dans les champs de tabac, elle espère un nouveau départ. Elle, que les questions matérielles avaient contrainte de retourner chez ses parents à la fin de la guerre, compte bien désormais mener sa vie librement. Mais, alors que l'homme dont elle vient de tomber amoureuse meurt acci- dentellement, le choix de la raison s'impose. Sa décision d'épouser en deuxièmes noces le géran t de la plantation, l'étrange Jock Pawson - parce qu'elle le perçoit comme « un portail d'accès à la sécurité » - , pèsera sur toute sa descendance, long- temps après la disparition précoce d'Irène en 1963.
Si Jessie, dix-huit ans au moment du décès de sa mère, a déjà fui le domicile familial, les autres enfants Pawson subissent, eux, la désastreuse présence de leur marâtre, qui a eu tôt fait de prendre possession de leur maison, brûlant, dès son arrivée, et avant même les obsèques d'Irene, ses effets personnels dans l'incinérateur mitoyen.
À jamais soudés par un destin contraire, les quatre membres de la fratrie vont alors, chacun à sa manière, par la fuite ou la rébellion, tenter de se frayer un chemin dans l'existence. Avec ce roman paru en anglais en 2016, Fiona Kidman nous livre une fois de plus une éblouissante saga, où les portraits de femmes fortes et infiniment attachantes dont elle a le secret se déploient sur fond des mutations qu'a connues la société néo-zélandaise dans la seconde moitié du XXe siècle.
Extrait
Moisson de fumée 1952
C’était comme emménager dans un pays nouveau. Laisser derrière soi la ville des tramways et des maisons surpeuplées pour un paysage grand ouvert. Le car chaloupa dans un virage, heurtant les tôles ondulées qui bordaient la route. Irene Sandle était perchée au bord du siège en lattes de bois, un bras autour des épaules de sa fille. L’enfant avait six ans, bientôt sept, et avec ce visage couvert de taches de rousseur, sa mère pensait qu’elle avait peu de chance de devenir jolie, mais c’était sans importance car elle était intelligente. Comme son père, l’aviateur, qui était mort tout juste avant la fin de la guerre. Irene s’efforçait de ne pas trop s’attarder là-dessus, ce sentiment d’injustice, qu’il soit rentré à la maison pour une brève permission très douce, puis reparti tenir son rôle dans un conflit qui devait bientôt se terminer. Il s’était perdu au-dessus du Pacifique, mais au moins lui avait-il laissé Jessie.
Parties de Wellington très tôt ce matin en ferry, elles avaient été ballottées par la tempête au moment de doubler le cap. Des rideaux de pluie inondaient la ville et le vent cognait sur les corniches de la maison parentale tandis qu’elles faisaient leurs adieux. Et les voilà maintenant de l’autre côté du détroit, le ciel aussi lisse qu’une nappe de lin bien repassée quand elles débarquèrent à Picton. Tandis que le car cheminait sur les routes campagnardes, le soleil luisait entre les feuilles des hêtres. Irene était étonnée par la verdeur des lieux, elle si habituée à vivre dans des rues bordées de maisons mitoyennes, où les voisins bavardaient par-dessus la haie en étendant leur lessive. Devant elles s’étalait un estuaire brillant, draperie argentée en travers du paysage, et à peine le temps d’y penser, elles débouchaient dans la rue principale d’une petite ville : quelques maisons de haute taille, mais pour la plupart de modestes demeures en bois entourées d’un parterre de fleurs, quelques églises, et les commerces prévisibles, boucherie, épicerie, magasin de vêtements. Tout Motueka baignait dans une lumière rayonnante.
« On est où ? » demanda Jessie, son mince visage plissé par une moue anxieuse. Elle avait été malade en bateau et semblait encore dolente, comme si le trajet en car avait épuisé ses dernières forces.
« On y est presque, mon lapin. » Le car fit halte et le conducteur dit aux passagers de descendre. À côté, il y avait un grand bâtiment surmonté d’un clocher à horloge orné de panneaux de verre, avec le nom de la firme de tabac affiché sur ce qui semblait être le hall d’accueil d’une usine. Des Buick et des Studebaker rutilantes étaient garées en rang devant.
Irene se faisait tant de souci pour Jessie qu’elle n’avait guère prêté d’attention à ses compagnons de voyage. En attendant son tour de se glisser dans la file, elle vit au milieu des hommes quelques femmes comme elle, équipées d’une valise. Leur tenue était moins soignée que la sienne, certaines la tête enroulée dans un foulard, d’autres en pantalon, pratique qui se répandait parmi les femmes depuis la guerre. Aucune n’était accompagnée d’enfants, même si la silhouette épanouie de l’une d’entre elles, plus âgée, donnait à penser qu’elle avait pu en mettre au monde. Elle portait une fine alliance, et une tenue décontractée, elle aussi, mais son maquillage était épais, et ses lèvres rouge vif.
Irene se sentit gênée de son corsage crème paré de boutons en nacre, sa jupe droite bleu marine, ses gants blancs et ses chaussures bien cirées. Mais, après tout, elle se présentait à un nouvel emploi. Ce n’était pas tout à fait un entretien d’embauche, on lui avait déjà dit qu’il y avait une place pour elle et qu’elle pouvait venir avec un enfant si elle voulait. N’empêche, c’était encore un nouveau départ, un nouvel employeur à rencontrer.
Un homme se tenait à l’entrée avec un bloc-notes où il vérifiait le nom de chaque personne qui descendait du car, et les cochait un par un. Irene attendit son tour la dernière, du moins c’est ce qu’elle croyait. Il l’observa de haut en bas.
«Nom?
- Irene Sandle. » Elle lui tendit une main gantée. Il l’examina en silence avant de lui tendre la sienne.
« Jock Pawson. Et la petite ?
- Jessie.
- Même nom ? Sandle ?
- Bien sûr.» Elle hésita, ne s’attendant pas à devoir s’expliquer. « Je suis veuve. Jessie va à l’école.
- Je comprends. Je dois le noter dans mes dossiers. Alors
comme ça vous voulez travailler dans les champs de tabac, Mrs Sandle ? » Il avait une chevelure roussâtre et une barbe effrangée qu’il tiraillait de sa main libre tout en l’observant. Ses doigts étaient maculés de tabac.
« On m’a promis qu’il y avait une place pour moi. J’ai reçu une lettre : elle dit que je pourrai avoir une maison.
- Pas de panique ! Si la lettre le dit, personne ne va prétendre le contraire. Je me demande juste si vous en êtes capable. Cueillir le tabac, c’est dur comme boulot.
- Je suis prête à travailler dur.
- Je n’en doute pas. Elles disent toutes ça. Quatorze heures par jour. Vous avez travaillé dans une ferme pendant la guerre ? »
Mais elle n’allait pas lui dire ce qu’elle avait fait pendant la guerre. Il ne lui plaisait pas beaucoup, ce type rougeaud dont le ventre commençait à déborder au-dessus de son pantalon, la barbe pleine de miettes. Il lui rappelait les contremaîtres de plantation tels qu’on les dépeint dans les livres. Difficile de lui donner un âge, au moins une bonne quarantaine, dans son estimation. Elle remarqua, cependant, les bras vigoureux sous la chemise à carreaux, et une raideur d’expression qui suggérait quelqu’un de décidé à obtenir ce qu’il voulait. Inutile de lui confier qu’elle avait passé la guerre dans une bibliothèque municipale et aimé ce travail plus qu’elle ne saurait jamais l’expliquer ; que ranger des livres poussiéreux sur des étagères, choisir ceux à emporter chez elle lui avait ouvert un monde d’infinies possibilités, ou qu’il lui arrivait de traîner le matin en buvant son thé pour pouvoir terminer un chapitre avant de reprendre le travail, et que ses collègues lui disaient souvent : « Arrête de rêvasser, Irene, il y a des clients qui attendent au comptoir. » Non qu’elle n’eût fait correctement sa part des tâches : comme elle en savait si long sur les livres, c’est avec elle que les habitués aimaient bien discuter. Ces pensées ne lui vinrent pas toutes à la fois, mais elle y avait déjà réfléchi assez souvent pour avoir
conscience que l’histoire de sa vie lui appartenait et qu’elle n’avait aucune envie de la partager avec Jock Pawson. D’ailleurs, la guerre commençait à paraître bien loin. Le monde autour d’eux changeait déjà. Elle s’avisa qu’il la dévisageait et eut un mouvement de recul. Jessie tiraillait sa jupe, et la pâleur de l’enfant, sa mine terrifiée lui fendirent le cœur.
La tension se dissipa quand l’attention de Jock fut détournée par un mouvement dans son dos. Quelqu’un essayait de se faufiler derrière elle sans se faire remarquer. La main de Jock l’empoigna au passage.
« Vous êtes qui et vous allez où comme ça ? » Il tenait le bras d’un homme qu’Irene avait vu monter à bord du car à Nelson, et sans doute aller s’asseoir tout au fond. L’individu portait une veste de cuir fatiguée, tombant en plis mous, avec des boutons insolites. Il était maigre comme une lame, les yeux noirs comme du thé fort, la peau sombre. Irene aperçut des fils gris dans sa chevelure hirsute.
« J’ai appris qu’il y avait du travail par ici.
- Tu t’appelles comment ?
-Butcher. Bert Butcher. J’ai travaillé dans les mines sur la Côte ouest. J’avais envie de changer. » Irene crut détecter une pointe d’accent. « Je pourrais me rendre utile. J’ai fait des travaux d’électricité dans la mine. » Tout en parlant, il bourrait de tabac une pipe mince qu’il se préparait à allumer.
« D’où tu viens ?
- Je suis un petit gars maori, monsieur.
- Tu m’as plutôt l’air d’un petit Juif.
- Pas moi, ça non, monsieur. »
Irene les interrompit. « Y a-t-il un endroit où je trouverai quelque chose à manger pour ma fille ? »