Tableau noir

Auteur : Michèle Lesbre
Editeur : Sabine Wespieser

« Toutes ces écoles, toutes ces années, tous ces visages d'enfants aujourd'hui vieillis continuent de m'accompagner, alors que j'ai quitté mon dernier poste en 1995. Cinquante ans de vie à l'école, 1945-1995, un roman où tous les vrais personnages se bousculent dans ma mémoire et où l'école laïque et républicaine que j'ai connue a perdu au fil du temps le rayonnement qu'elle avait encore lorsque j'ai débuté dans ce beau métier. Que lui est-il arrivé ? Le désespoir de certains enseignants me bouleverse. Aujourd'hui, si j'exerçais encore, il pourrait tout à fait s'emparer de moi. » M. L. Michèle Lesbre a été institutrice, puis directrice d'école, pendant de nombreuses années.
Observatrice attentive des changements survenus dans l'Éducation nationale, elle s'interroge, dans ce texte qui n'a rien d'une fiction, sur le beau métier qui a été le sien. On sourit aux évocations de lectures buissonnières et aux tendres portraits d'élèves récalcitrants. On découvre une école libre et joyeuse, que maîtres et parents construisaient ensemble. Et où les enseignants, en fidèles héritiers des hussards noirs de la République, ne s'en laissaient pas conter sur le respect de leurs prérogatives.
On lit aussi dans Tableau noir l'expression d'une sourde inquiétude. Face au désarroi des jeunes collègues en manque de formation sérieuse, face aux réformes à répétition et aux surcharges administratives, que va-t-il rester de l'utopie d'une école qui serait le lieu d'apprentissage de la vie ?
Comme un contrepoint au texte vibrant et grave de l'écrivaine, les dessins de Gianni Burattoni viennent souligner ce magnifique hommage à un métier passionnément aimé.

16,00 €
Parution : Octobre 2020
152 pages
ISBN : 978-2-8480-5359-2
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Extrait

Toutes ces écoles, toutes ces années, tous ces visages d’enfants aujourd’hui vieillis continuent de m’accompagner alors que j’ai quitté mon dernier poste en 1995. Cinquante ans de vie à l’école, 1945-1995, un roman où tous les vrais personnages se bousculent dans ma mémoire et où l’école laïque et républicaine que j’ai connue a perdu au fil du temps le rayonnement qu’elle avait encore lorsque j’ai débuté dans ce beau métier. Que lui est-il arrivé ? Le désespoir de certains enseignants me bouleverse. Aujourd’hui, si j’exerçais encore, il pourrait tout à fait s’emparer de moi.

1945, je termine ma dernières année à l’école maternelle du Coteau, un quartier de Roanne. La directrice s’appelle Mathilde, c’est ma grand-mère. Mes grands-parents habitent à l’école, je vis avec eux pour soulager ma mère, enceinte de ma sœur. Elle est restée à Poitiers. Au Coteau, il y a aussi mon oncle Jean-Louis, il a six ans de plus que moi, c’est le frère de ma mère. Il sait déjà lire, je l’envie, et il m’en fait profiter parfois. Nous serons le duo essentiel de ma petite enfance.
Derrière l’école, il y a le jardin de mes grands-parents, avec un poulailler et une jolie cabane en croisillons de bois dans laquelle Jean-Louis et moi improvisons des histoires dont nous sommes les héros. Un jour, nous décidons d’y dormir, mais, à la nuit tombée, les adultes arrivent en patrouille autoritaire et nous ramènent à la maison. Je garde de ces moments un sentiment d’éternité.
Il sera mon premier amour et mon premier chagrin lorsqu’il m’échappera à l’adolescence.
La guerre est à peine finie. Ce mot, guerre, entendu dans la bouche des adultes depuis ma naissance, est porteur d’une inquiétude que je devine sur leur visage. Souvent, le soir, Mathilde joue la sonate Au clair de lune en pleurant, c’est une musique de fond qui accompagne encore mes souvenirs. Les chagrins des adultes sont mystérieux.
Mon grand-père me fascine, je l’observe beaucoup. Il est déjà vieux pour moi, sans doute à peine cinquante ans. Il est peu bavard, mais son sens aigu de l’humour ne m’échappe pas. Il fume une pipe au long tuyau dont le foyer repose sur sa poitrine lorsqu’il est dans son fauteuil, béret basculé sur le front, radio en sourdine. Il écoute beaucoup la radio, à laquelle je suis restée fidèle. Il achète Lisez-moi rouge et Lisez-moi bleu, deux revues créées au début du siècle dernier par un libraire. L’une relate quelques aventures historiques, l’autre est plus littéraire. À la campagne, il aime partir tôt avec ses chiens, Bob et Z, arpenter champs et bois, dont il ramène souvent un animal blessé. Dans son jardin, il ne tue ni les doryphores, ni les hannetons, et il y a des perce-oreilles dans les pêches. Aujourd’hui, je peux encore respirer l’odeur de son tabac gris, en soulevant le couvercle du pot dans lequel il gardait, je ne sais pourquoi, tous les fonds de paquets. C’est l’odeur de mon grand-père. Je découvre beaucoup plus tard que ce rêveur d’un autre temps écrit des poèmes, une poésie dont la pudeur et la tranquille beauté lui ressemblent et qu’il a sans doute pensée en silence, dans ce retrait qui est souvent le sien.
Il a aussi une pie en liberté qui vient se poser sur son épaule dès qu’il sort de la maison. Elle amasse des graviers dans la gouttière au-dessus de la porte du préau de l’école et les jette sur nos têtes lorsque nous franchissons le seuil. Nous crions comme des corneilles en nous dispersant aux quatre coins de la cour, les maîtresses se fâchent. Il y en a trois, dont ma grand-mère, elles portent des blouses blanches et des lunettes. Ma grand-mère me traite comme les autres enfants, mais j’ai tout de même le sentiment d’être privilégiée.
Pendant la guerre, ma mère et moi sommes à Poitiers, en zone occupée, et mon père, à Beyrouth. Elle m’a inscrite à l’école libre, j’ignore pourquoi. Je déteste les religieuses, leurs cornettes, les croix d’honneur et les prières. Peut-être est-ce la faute de celles qui m’ont maintenue de force tandis qu’un chirurgien m’enlevait les amygdales sans anesthésie. Pas de tendresse, ni de mots de réconfort. Des femmes dures, froides. De toute façon je n’aurai jamais cet élan mystique que connaissent certains enfants. Je ne crois déjà pas en ce Dieu auquel semble croire ma grand-mère. Elle m’emmène à la messe, où je m’ennuie. Je suis une petite fille rêveuse.

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