Perfide

Auteur : Hollie Overton
Editeur : Fayard/Mazarine
Sélection Rue des Livres

Travailler dans les couloirs de la mort n’était pas le métier dont avait rêvé Kristy : elle qui aurait voulu être psychologue pour aider les autres, elle affronte chaque jour ce que l’humanité fait de pire. Mais cela lui permet de prendre soin de ceux qu’elle aime : son fils, qu’elle élève seule et son père, gravement malade.
Un quotidien solitaire que vient bouleverser sa rencontre avec Lance Dobson. Un homme si charmant et attentionné qu’à ses côtés Kristy croit enfin avoir trouvé le bonheur et la sécurité.
Jusqu’à ce qu’il révèle sa vraie nature : sadique et manipulatrice. Bientôt, le mariage de Kristy se transforme en peine à perpétuité – et elle ne voit qu’une solution pour sauver sa famille qu’il menace chaque jour un peu plus. Il doit disparaître…

Élevée par sa mère, Hollie Overton a appris à l’âge adule que son père était un criminel. Membre du Gang Overton qui avait défrayé la chronique au Texas dans les années 1960, il a passé plusieurs années en prison pour meurtre. Hollie Overton a travaillé comme scénariste pour des séries à succès telles que « Cold Case ». Après Baby Doll, paru aux éditions Mazarine en 2018 et traduit dans une dizaine de pays, Perfide est son second roman.

Traduction : Françoise Du Sorbier
22,00 €
Parution : Mai 2019
432 pages
ISBN : 978-2-8637-4485-7
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Extrait

« Maman, grouille-toi, on va être en retard. »
Kristy entendit la voix exaspérée de son fils détacher chaque syllabe. Elle regarda le réveil et jura en silence.
« J’arrive, Ry ! »
Elle noua rapidement ses cheveux bruns en chignon, saisit son sac, se dirigea vers la porte de sa chambre et faillit se prendre les pieds dans le bord usé du tapis gris. Elle se redressa et descendit l’escalier quatre à quatre. Malgré tous ses efforts – programmer la sonnerie de son réveil avec une demi-heure d’avance, se laver les cheveux la veille –, elle n’arrivait jamais à être à l’heure le matin. Et les jours d’exécution, encore moins que les autres.
Ryan, lui, était debout depuis des heures. À quatorze ans, il était soigné, ordonné et incroyablement déterminé, aux antipodes de Kristy. Elle le trouva assis à la table de la cuisine, en train de finir son assiette de flocons d’avoine. Ses cheveux châtain clair étaient bien peignés et il portait sa tenue habituelle : jean repassé, chemise noire boutonnée jusqu’au cou avec une cravate noire et rouge, et ses vieilles bottes en cuir noir défraîchi. L’uniforme d’un ado branché du Texas d’après sa mère. Elle aimait le voir ainsi soigner son apparence, mais cela ne contribuait guère à le faire apprécier par les ploucs et les gros bras du lycée. Elle entendait les réflexions et les vannes des élèves et de leurs parents : « Il se prend pour qui, celui-là ? » Kristy se sentait en partie responsable. Elle n’avait que dix-sept ans quand elle avait eu Ryan, un bébé qui en élève un autre, disait Pops. Elle l’encourageait à être lui-même et voulait qu’il réussisse tout ce qu’elle n’avait pu faire.
« Tu vois, Pops, tu me dois cinq dollars, annonça Ryan en souriant.
– Mets-les sur mon ardoise, rétorqua Pops.
– Je n’ose pas vous demander quel était le pari ! lança Kristy en attrapant son mug qu’elle remplit de café.
– Le temps que tu mettrais à te préparer ce matin, répondit Ryan.
– Moi qui t’avais donné le bénéfice du doute ! » renchérit Pops, secouant une tête désabusée.
Le père de Kristy, Frank Tucker, laissa échapper un petit rire étranglé en tirant sur le mince tuyau qui pendait le long de son corps, reliant son nez au gros réservoir qui permettait de réguler son taux d’oxygène. À soixante-huit ans, Pops en paraissait beaucoup plus, avec ses cheveux gris hirsutes et rarement peignés. Des décennies de tabagisme lui avaient ravagé les poumons, et aujourd’hui il était prisonnier dans sa propre maison. Malgré sa santé chancelante, il avait gardé tout son humour.
« Si tu avais mis ton réveil un peu plus tôt… », commença-t-il. Kristy lui coupa la parole, sachant pertinemment que son retard chronique du matin empoisonnait la vie de son père et de son fils, mais ne se sentant pas d’humeur à supporter leurs vannes.
« Stop, vous deux. Ce n’est pas le jour. Allez, Ryan, on y va. »
Elle prit ses clés et se tourna vers son père.
« N’oublie pas, hein : pas de drogues, pas de nanas.
– Je ne te promets rien.
– Je rentrerai tard, dit-elle en souriant. Si tu as besoin que je t’achète quelque chose au retour, appelle-moi.
– Je ne crois pas, ma Kristy. Prends soin de toi. »
Elle lui effleura la joue d’un baiser et se dirigea vers la porte d’entrée, suivie de Ryan, qui traînait les pieds. En ouvrant la porte, elle reçut une bouffée d’air chaud et humide : on n’était pas encore en mars et il faisait déjà plus de trente degrés.
Elle prit la route 105 vers l’est, en direction de Conroe High School. Ils longèrent à vive allure l’un des bras du vaste lac Conroe qui scintillait sous le soleil du matin. Des barrières de bois peintes en blanc et des étendues d’herbe verte défilèrent jusqu’à ce qu’ils arrivent en ville. Assis sur le siège du passager, épaules en avant, écouteurs vissés aux oreilles, Ryan était penché sur son iPhone, un appareil reconditionné sur lequel il écoutait de la musique et envoyait des textos. Compte tenu des longues heures que Kristy passait au travail à la prison, le trajet du matin était le seul moment pendant lequel elle avait l’occasion d’échanger avec son fils : aussi d’habitude se montrait-elle très stricte quant à l’utilisation du portable dans sa voiture.
Aujourd’hui, cependant, le silence lui semblait bienvenu. Elle s’efforçait de se préparer à ce qui l’attendait : des entretiens avec certains détenus du couloir de la mort et l’exécution d’un meurtrier et violeur en série. Encore une journée ordinaire au boulot. Année après année, Kristy assistait à la mort de condamnés. Certes, tous étaient des assassins, mais cela n’était pas normal pour autant. Elle savait par ailleurs que son malaise n’était pas seulement dû à son travail. Sa vie semblait stagner et n’être ponctuée que par les dernières réussites de Ryan ou les nouveaux problèmes de santé de Pops. Parfois, elle se réveillait le matin avec l’impression qu’il allait se passer quelque chose d’horrible. Ce sentiment de catastrophe imminente, elle l’éprouvait avant chaque événement tragique de sa vie. Kristy soupira. Elle ne pourrait affronter aucune mauvaise nouvelle aujourd’hui.
Quinze minutes plus tard, elle arrêta la voiture à une centaine de mètres du lycée. Depuis peu, Ryan refusait qu’elle le dépose devant l’entrée principale. Kristy n’était pas dupe : elle savait qu’il avait honte de son vieux pick-up déglingué. Ou peut-être voulait-il seulement affirmer son indépendance. Si elle comprenait ses raisons, cela lui serrait le cœur de voir son fils se détacher d’elle.
« Ça va, toi ? » demanda Ryan en la regardant avec une sollicitude inquiète. Il avait toujours été un enfant très sensible, qui réagissait au quart de tour aux opinions et humeurs de sa mère.
« Bien sûr. Pourquoi cette question ?
– Parce que tu pourrais faire autre chose. Trouver un autre boulot. »
Le sourire de Kristy s’effaça. « Ry, ne commence pas. J’ai un salaire convenable et beaucoup d’avantages.
– Mais tu détestes ton travail.
– Et alors ? C’est le cas de la plupart des gens. C’est pour ça que ça s’appelle du “travail”.
– La plupart des gens ne sont pas des assassins », rétorqua Ryan du tac au tac. Et Kristy eut le plus grand mal à ne pas exploser.
Elle travaillait comme chargée de l’information et des relations avec la presse pour le Département de justice pénale du Texas : autrement dit, elle était chargée de faire le lien entre les détenus, la presse et l’administration pénitentiaire. En plus de la pression à laquelle il l’exposait, son travail l’obligeait aussi à assister aux exécutions.
Ryan avait toujours eu du mal à accepter la profession de sa mère. Elle avait fait de son mieux pour lui expliquer le fonctionnement du système judiciaire du Texas : qu’il y avait des lois ; que les hommes et les femmes qui se trouvaient dans le couloir de la mort avaient bafoué ces lois de la façon la plus extrême et qu’ils devaient être châtiés pour cela. Mais Ryan avait un cœur tendre et une nature curieuse. Plus il grandissait et plus il détestait voir sa mère debout devant des caméras de télévision, à parler des exécutions comme s’il s’agissait d’un processus ordinaire, et non d’une pratique considérée par le reste du monde comme un acte de barbarie. Kristy avait passé des années à écouter les arguments passionnés de son fils et avait supposé qu’il traversait une phase, jusqu’au jour où, un an auparavant, alors qu’elle examinait la foule en se rendant à la salle d’exécution avant que celle-ci ait lieu, elle l’avait repéré. Son fils, parmi des militants abolitionnistes ! Elle en avait eu le souffle coupé et ne l’avait pas lâché des yeux tandis qu’il agitait une pancarte sur laquelle on lisait « EXÉCUTEZ LA JUSTICE, PAS LES HOMMES ». Kristy avait eu envie de se précipiter pour lui dire de rentrer à la maison au plus vite, mais impossible : elle était en service commandé.
Elle avait donc rongé son frein en silence et assisté à l’exécution de Mitchell Hastings – un sans-abri qui avait tué sa sœur et la meilleure amie de celle-ci – pendant que Ryan était devant les grilles de la prison, à scander : « Sans justice, pas de paix. »
Au fond d’elle-même, Kristy devait reconnaître qu’elle était fière que Ryan ait le courage de ses opinions et soit prêt à les défendre. Mais si un journaliste avait eu vent du fait que le fils de Kristy était partisan de l’abolition de la peine de mort, son travail de communication aurait viré au cauchemar. Elle aurait pu perdre son job. Ce soir-là pendant le trajet de retour, elle avait expliqué à Ryan que s’il avait le droit d’avoir son opinion personnelle, ce genre de comportement était inacceptable. Son travail leur permettait d’avoir un toit et une table garnie. Ryan en avait convenu tout en lui faisant valoir qu’il souhaitait qu’elle cherche un autre emploi. Et maintenant encore, des mois après l’incident, il lui envoyait des e-mails contenant des offres d’emploi, avec des titres tels que Nouveau travail, sans lien avec une mise à mort. Mais aujourd’hui, elle n’avait pas l’intention de le ménager.
« Tu vas être en retard », dit-elle.
Pour une fois, Ryan ne discuta pas.
« Oui, maman poule. À plus, répondit-il en prenant son sac à dos.
– À tout à l’heure, mon chéri. »
Il descendit du pick-up et claqua la portière. Kristy le regarda longer le pâté de maisons à vive allure et attendit qu’il ait disparu au coin. Seigneur, comme elle regrettait l’époque où quand elle le déposait, il jetait les bras autour de son cou en disant : Maman, je t’aime plus que la lune, les étoiles et toutes les planètes de l’univers. Ce temps-là était révolu. Les jeunes ados n’étaient pas très enclins aux démonstrations d’affection.
Pendant la longue portion d’autoroute, Kristy regarda défiler les kilomètres tout en écoutant de la musique country à la radio. Elle finit par l’éteindre, agacée par des mélodies arrangées au point d’en être dénaturées. Elle tourna à gauche, les mains crispées sur le volant et se dirigea vers l’entrée de la prison. Située sur un terrain de près de deux cents hectares entourés de champs et de forêts, le centre pénitentiaire de Polunsky à Livingston, au Texas, était un très grand complexe relié par des allées et entouré d’une double rangée de barbelés avec des miradors. Le bâtiment où logeaient les détenus du couloir de la mort était situé à l’écart des autres : trois blocs de béton aux toits blancs, ayant chacun une aire d’exercice circulaire au centre. Au total la prison abritait 2 936 détenus, dont 279 dans le couloir de la mort.
Kristy faisait ce trajet une fois par semaine. Elle arrivait chaque mercredi matin avec une régularité de métronome, mais jamais elle ne s’était habituée à la tâche qui l’attendait. Pas plus qu’aux gardes rébarbatifs qui, dans le mirador au-dessus d’elle, pointaient leurs fusils, ni aux hommes aux abois qui clamaient leur innocence et la suppliaient de les aider, ou à ceux qui admettaient leur culpabilité sans une miette de remords.
Ce n’était pas le boulot dont elle aurait rêvé. Très loin de là. Enceinte à seize ans, Kristy s’était juré que, si elle devait être mère célibataire, elle ne deviendrait jamais une statistique. Elle ferait quelque chose de sa vie. Elle avait obtenu son GED1 puis, encouragée par Pops, avait suivi des cours du soir en communication et psychologie à l’université d’État Sam Houston, tout en travaillant à temps partiel dans le secteur administratif de la prison afin de participer au financement de ses études. Pops avait été gardien de prison, comme son père avant lui. Bien que Kristy ait insisté pour se trouver seule un travail, Pops avait harcelé le directeur de la prison, et, avant d’avoir passé ses examens à l’université, elle avait eu un poste d’assistante auprès de l’un des fonctionnaires chargés des communications avec la presse.
Une partie d’elle-même était révulsée à l’idée d’être entourée de criminels, des hommes et des femmes ayant commis des actes abominables, elle se disait que ce serait temporaire, que son expérience en milieu carcéral serait un plus dans son curriculum. Elle avait l’intention de faire des études de troisième cycle, de se spécialiser en psychologie pour devenir assistante sociale. Elle se disait. Le fait de travailler avec les détenus, d’apprendre à les connaître, avait précisé son projet et renforcé son désir d’aider les gens en difficulté avant qu’ils ne finissent derrière les barreaux.
Or élever un enfant était un travail à temps complet, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et la santé de son père avait commencé à se dégrader. Kristy avait eu une promotion accompagnée d’une augmentation, puis une autre. Neuf ans plus tard, elle était toujours là et les formulaires d’inscription au programme de troisième cycle jaunissaient dans le tiroir de son bureau.
Son métier, désormais, se résumait à ceci : des rencontres avec des détenus violents, des efforts pour avoir de bons rapports avec des reporters blasés et découragés, qui essayaient désespérément de pondre un article fort pour prouver que la presse écrite n’était pas un média dépassé. Ces derniers temps, Kristy se prenait à botter en touche lorsqu’on lui demandait ce qu’elle faisait. Je travaille dans la communication, disait-elle, espérant que ses interlocuteurs n’insisteraient pas, et que les mots suffiraient à enjoliver la réalité.
Il fallait qu’elle se débarrasse de cette impression de catastrophe imminente. Une longue journée d’interviews avec des condamnés à mort l’attendait. Les lundis étaient réservés aux femmes incarcérées au pénitencier de Mountain View, et les mercredis, aux interviews des hommes détenus à Polunsky. Pendant deux heures, les journalistes pouvaient rendre visite aux prisonniers qui avaient reçu au préalable l’autorisation de l’administration pénitentiaire.
Kristy gara sa voiture et franchit la grille principale de la prison. Les gardiens la saluèrent de la main tout en continuant à ouvrir les paquets et à trier le courrier, activités anodines qui contrastaient du tout au tout avec les destinataires de ces livraisons.
Elle passa sous les portiques détecteurs de métaux et reprit son sac de l’autre côté. Elle fut accueillie par Bruce, son gardien favori, un homme d’une trentaine d’années. Bien qu’issu du Sud profond, il avait des idées libérales et aimait parler de Nate Silver2 ou d’émissions de téléréalité. Même si le personnel paraissait amical et détendu, tout le monde était conscient du danger couru une fois les portes franchies. Il fallait faire preuve d’une volonté de fer pour ne pas se laisser atteindre par le désespoir et l’angoisse ambiants, une bataille quotidienne que Kristy n’était pas sûre de gagner un jour.
Bruce la conduisit jusqu’au bureau directorial. Kristy se rendait rarement elle-même dans le couloir de la mort, mais les journalistes s’étaient plaints de la qualité des photos qu’elle leur fournissait et elle en avait assez de les entendre râler. Aujourd’hui, avant de commencer ses entretiens, elle avait convenu avec la direction de prendre de nouveaux clichés des cellules des condamnés. Le directeur était une directrice, Gina Solomon. Elle avait une coiffure au bol sévère, des yeux verts très vifs, et approchait de la cinquantaine. Elle accueillit Kristy avec chaleur.
« Comment va la famille ? demanda-t-elle.
– Je ne peux pas me plaindre. Mon fils vient juste d’être accepté dans le groupe de débats du lycée. C’est la première fois depuis dix ans qu’un élève de seconde y arrive, annonça fièrement Kristy, cédant à l’orgueil maternel.
– Bravo ! » dit Gina en hochant la tête.
Pourtant, Kristy ne put s’empêcher de remarquer l’amabilité forcée dans la voix de son interlocutrice. Le fils de Gina était quart arrière de l’équipe de foot de son lycée, Montgomery High School, et une star locale. Kristy s’en voulait d’être sensible à ce genre de chose. Pourquoi se soucier de faire admirer Ryan ?
Escortées par Bruce, elles traversèrent le labyrinthe des salles de la prison en évoquant le front d’air froid qui devait arriver. La météo était un sujet prisé ici ; chacun avait hâte d’être à l’extérieur de ces cellules sombres et déprimantes. Elles suivirent un long corridor au bout duquel les grilles mécaniques s’ouvrirent en bourdonnant. Elles s’avancèrent alors dans le couloir de la mort.
Kristy regarda le panneau installé à l’entrée du bloc cellulaire : AVERTISSEMENT : AUCUN OTAGE NE FRANCHIRA CETTE PORTE. Un message destiné à rappeler aux visiteurs qu’il ne fallait pas faire confiance aux détenus : dans ce lieu, votre vie était en équilibre fragile.
Tandis qu’elle progressait dans le couloir, le nez de Kristy fut assailli par une vague d’odeurs auxquelles aucun entraînement ne vous préparait : urine, excréments et sueur mêlés en une puanteur où le désespoir le disputait à la détresse, vous pénétrant jusqu’à l’os.
« Prenez votre temps », dit Gina. Kristy hocha la tête, mais elle était décidée à en finir aussi vite que possible. Elle prit en hâte des photos des couloirs, des rangées de cellules. Les visages des détenus apparurent à travers les minuscules guichets de verre incassable de leurs portes. Certains d’entre eux la reconnurent.
« Yo, miss Tucker, mon avocat a des questions pour vous. »
D’autres, lourdement shootés aux médicaments étaient frénétiques : « Ces enfoirés me torturent. Il faut me trouver de l’aide. »
D’autres étaient des causes perdues :
« Quel beau cul. Viens là, que je te montre ce que c’est qu’un vrai mec. »
« Je vais te crever, sale pute, enculée de ta mère. Je vous buterai tous. »
Plus grand-chose ne choquait Kristy. Plus maintenant. Elle s’était habituée à entendre les hommes parler ainsi. Les détenus d’une prison n’étaient pas si différents des gens ordinaires. Certains étaient aimables et polis. D’autres, mentalement dérangés, n’auraient jamais dû être placés dans le couloir de la mort au départ. D’autres étaient des malheureux irrécupérables. Il était parfois difficile de distinguer les uns des autres. Il avait fallu à Kristy des années pour s’habituer ; aujourd’hui, leurs paroles ne l’affectaient plus.
Elle entra dans une cellule vide et prit plusieurs clichés. On disait parfois de Polunsky que c’était « le pénitencier le plus dur du Texas », et Kristy était d’accord. Tous les détenus étaient enfermés vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans leur étroite cellule individuelle. Ils avaient droit à une heure d’exercice journalier, qui se déroulait dans un espace bétonné et grillagé, sans interaction avec les autres détenus. Sans accès au téléphone ni à la télévision, sans contact physique lors des visites, les prisonniers étaient comme enterrés vivants dans ces cellules. On pouvait difficilement concevoir un lieu plus proche de l’enfer sur terre. Kristy n’arrivait pas à s’imaginer enfermée derrière ces murs jour après jour.
Elle fit défiler les images sur l’appareil photo digital qu’elle avait emprunté à Ryan pour s’assurer qu’elles suffiraient. Oui, elles feraient l’affaire. Elle n’avait qu’une hâte, sortir de là, voir le soleil, respirer l’air pur. Elle recula et rejoignit le couloir où attendaient Gina Solomon et Bruce, et retraversa avec eux le hall jusqu’au panneau indiquant la sortie.
Juste avant d’atteindre l’issue, Kristy jeta un regard vers l’une des cellules, qui, inexplicablement, attirait son attention. À travers le petit rectangle de verre, elle aperçut le corps d’un détenu gisant sur le sol à côté de sa couchette réglementaire.
Harris le tueur d’enfants. Ainsi l’appelaient la presse et certains des gardiens. Kristy le connaissait sous le nom de Clifton Harris. Il avait été condamné huit ans auparavant pour avoir tué ses deux jeunes enfants.
« Oh là là, il saigne ! » s’écria-t-elle en se tournant vers la directrice. Sa propre voix, aiguë et perçante, lui écorcha les oreilles. Bon Dieu, cet homme avait les veines des poignets ouvertes ! Gina Solomon s’avança pour regarder par le guichet et vérifier les dires de Kristy.
« Envoyez-nous d’autres agents de sécurité. Sur-le- champ ! » cria-t-elle à Bruce. Il appuya sur les boutons de sa radio, dont les échos nasillards se réverbérèrent dans les couloirs.
« Sortez ! », hurla-t-elle à Kristy. L’interphone bourdonna et la serrure de la cellule s’ouvrit. Incapable de détacher son regard du visage exsangue de Clifton, de ses lèvres bleues, de ses yeux révulsés, Kristy passa devant la directrice, poussa la porte et s’agenouilla à côté de Clifton dont elle tâta le cou à la recherche d’un pouls.
« Attendez, Clifton, restez avec nous. »
Les paupières de Clifton palpitèrent, ses yeux s’entrouvrirent et il posa sur elle un regard hagard d’où la vie se retirait. Une main tachée de sang se tendit et se referma autour du poignet de Kristy.
« Je ne peux plus vivre ça, madame Tucker. Je ne peux plus », plaida-t-il. Sa main monta et se cramponna à la clavicule de Kristy. « Laissez-moi m’en aller », supplia Clifton en resserrant son étreinte.
Kristy eut le souffle coupé en se rappelant le panneau à l’entrée : AUCUN OTAGE NE FRANCHIRA CETTE PORTE. Elle s’était précipitée dans cette cellule sans réfléchir, craignant que Clifton ne meure, mue par le désir d’aider quelqu’un, pour changer, d’agir au lieu d’être simplement observatrice. Mais en cet instant, elle comprit que son malaise, son impression de catastrophe imminente avait été un avertissement. En sentant la main de cet assassin refermée sur son cou, elle se demanda si Ryan n’avait pas raison depuis le début, si en continuant à faire ce travail et en acceptant ce qui se passait à l’intérieur de ces murs, elle n’avait pas commis une erreur fatale.

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