Les trois vies de Suzana Baker

Auteur : Amar Philippe
Editeur : Mazarine
En deux mots...

Pour rester elle-même, elle est devenue une autre — une grande saga familiale sur la quête d'identité, la force de l'espoir et les miracles de l'amour qui peut dépasser l'espace, le temps et la haine.

19,90 €
Parution : Mars 2021
432 pages
ISBN : 978-2-8637-4865-7
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Présentation de l'éditeur

Quand Lauren Moore, professeur d’Histoire contemporaine à Boston, reçoit pour son anniversaire un test génétique destiné à établir ses origines généalogiques, elle trouve le cadeau de sa fille Emily très amusant. Ce test est très en vogue parmi ses collègues historiens.
Quelle n’est cependant pas sa surprise quand elle en découvre les résultats, divulguant des origines ignorées de tous jusque-là. Une ascendance qui remet en question toute son existence ainsi que celle de sa fille et balaie d’un coup ce qu’on lui a toujours raconté de ses ancêtres.
Qui peut l’aider à résoudre ce mystère ? Sa mère Suzana, âgée de quatre-vingt-neuf ans et atteinte de la maladie d’Alzheimer, est dans l’incapacité de l’éclairer. Il semblerait pourtant qu’elle ait caché un secret que personne ne soupçonnait. Pourquoi aurait-elle menti ?

Pour Lauren et sa fille, c’est le début d’un long périple qui les mènera des USA, en passant par la France, jusque dans les contrées lointaines de l’Est européen. Une quête de la vérité, mais aussi la découverte d’une histoire incroyable qui va changer leur vie…

Extrait

Vendredi 3 mai 2019
Brookline, Massachusetts

Il était six heures quand je fus réveillée, comme chaque matin, par Wannabe, le tube des années quatre-vingt-dix des Spice Girls. J’avais programmé cette chanson sur mon smartphone, car elle remplissait à merveille la fonction de réveille-matin en m’insufflant son plein d’énergie. Avant de mettre un pied par terre, je consultai mes e-mails sur mon portable. J’étais impatiente de recevoir les résultats du test ADN que ma fille m’avait offert quelques semaines plus tôt, pour mes cinquante ans. Il était censé déterminer mes origines ethniques et me permettre d’identifier des cousins génétiques dont j’ignorais même l’existence. Si je n’attendais pas grand-chose de cette analyse, mis à part son aspect divertissant, je n’en demeurais pas moins très curieuse. Mais, à ma grande déception, je n’avais reçu aucun message de My Origin DNA, le laboratoire de généalogie génétique auquel j’avais renvoyé mon échantillon de salive.
La cafetière électrique était réglée pour que le café ait coulé à mon réveil. Je me servis une grande tasse, et sans perdre de temps, j’ouvris le frigo. J’en sortis tous les ingrédients que j’avais achetés la veille et les disposai sur le plan de travail, comme je l’avais vu faire à la télé dans les émissions culinaires. C’était à moi de jouer. Je n’avais pas une minute à perdre si je voulais que mon dîner soit prêt à temps pour mes invités.
*

En début de soirée, toute la famille se réunit pour fêter les quatre-vingt-neuf ans de ma mère. Un bel âge, même si elle ne pouvait pas vraiment partager ce moment de bonheur avec nous. Pour l’occasion, je l’avais néanmoins accompagnée chez le coiffeur pour qu’on lui fasse une couleur, ses cheveux blonds avaient blanchi d’un coup à la mort de mon père. Elle ne l’avait jamais assumé, et pour y remédier, nous veillions avec Emily, ma fille, à ce qu’aucune racine blanche ne vienne ternir sa vision d’elle-même. Elle était grande, ma mère, le poids des ans l’avait à peine rétrécie, elle se tenait aussi droite qu’elle était fière. Toute sa vie, elle avait admiré la reine d’Angleterre et s’était habillée comme elle, mais depuis quelque temps elle était incapable de choisir ses tenues toute seule. Alors nous l’assistions dans cette tâche, privilégiant toujours ses tailleurs pastel. Elle était si mignonne aujourd’hui dans son ensemble rose bonbon. Elle avait de la classe, ma mère. C’était inné. Sa maladie avait fait un hold-up sur sa mémoire, mais ne lui volerait jamais son allure et sa belle gestuelle. Et chaque jour je priais pour qu’elle la prive le moins souvent possible de son si joli sourire. Si tendre. Celui-ci étant devenu l’unique indice de sa bonne humeur. Quand elle souriait, nous devinions qu’elle était sereine. Comme elle l’était à l’instant. Observant à travers la fenêtre le manège d’une pie qui volait d’arbre en arbre dans le bosquet de bouleaux que traversaient les rayons rasants du soleil couchant.
Nous avions décidé que les festivités dureraient deux jours. Notre maison était assez spacieuse et confortable pour que nos invités y passent la nuit. Mes parents l’avaient acquise dans les années soixante-dix, quand l’inflation immobilière n’existait pas encore. J’avais grandi dans ce petit coin de paradis à l’est de Boston, dans l’état du Massachussetts, et depuis dix ans, j’habitais de nouveau la maison de mon enfance. Une chaleureuse demeure victorienne, construite en dix-huit-cent quatre-vingt-quinze, et entièrement recouverte de bardage en bois blanc. Nous avions emménagé suite à l’accident vasculaire cérébral dont ma mère avait été victime. Un épisode dramatique qui l’avait beaucoup diminuée. Mon père nous avait quittés quelques mois plus tôt, et je n’avais pas eu le cœur à la voir livrée à elle-même dans cette grande bâtisse chargée de souvenirs. Oliver, mon ex-mari, ne s’était pas enflammé à l’idée de déménager chez sa belle-mère, même s’il l’aimait comme sa propre mère, mais la perspective de tripler notre surface habitable avait plaidé en ma faveur. L’enthousiasme de notre fille, qui avait sept ans à l’époque, acheva de le convaincre. Ainsi avions-nous abandonné le quartier de South Brookline pour nous installer à North Brookline, à quelques minutes en voiture du Boston College où j’enseignais l’Histoire contemporaine. Ce déménagement fut fatal à mon couple, mais bénéfique à ma fille qui adorait sa grand-mère.
Cette dernière jouissait ce week-end d’une permission exceptionnelle qui l’autorisait à demeurer avec nous jusqu’à dimanche. Deux ans déjà que je m’étais résignée à la faire admettre à la « maison bleue ». C’était ainsi que ses pensionnaires avaient baptisé la Ellen Carroll House, grande bâtisse bleue édifiée au milieu d’un immense parc. Elle était parfaitement adaptée aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. J’avais résisté durant huit ans. Huit années durant lesquelles j’avais surestimé mes capacités physiques, et mes connaissances de cette pathologie. Mais au fil du temps, ma mère était devenue de plus en plus dépendante, nécessitant un suivi médical et des soins quotidiens et appropriés.
Je prenais un immense plaisir à organiser ces réunions de famille, même si celle-ci était plus ou moins restreinte à celle que j’avais moi-même fondée suite à mon mariage avec Oliver. Née en France, ma mère était seule au monde depuis qu’elle avait perdu ses parents au début de la deuxième guerre mondiale. Époque à laquelle ils travaillaient à l’ambassade américaine à Paris. Je n’avais connu ses ancêtres qu’à travers de vieilles photos jaunies. De ma lignée paternelle, cependant, il me restait des cousins germains à Houston, au Texas. Mais n’ayant pas grandi ensemble, nous étions comme des étrangers. Mon père ne s’était jamais entendu avec son frère, qu’il estimait trop conservateur, alors qu’il était, lui, un pur démocrate. Mon oncle avait appris à faire de l’argent, mon père à aimer et instruire son prochain. L’un avait fini dans le pétrole, l’autre professeur d’histoire au Boston College. L’éloignement géographique avait contribué à nous écarter de leur monde et à les exclure du nôtre. Mon père détestait ce que son frère représentait et avait rarement accepté d’honorer ses invitations. Je me souvenais malgré tout d’avoir assisté au deuxième mariage de mon oncle. Ce fut la seule fois où nous nous étions rendus dans leur ranch, au Texas. Mais, ce jour-là, mon père n’avait pas mâché ses mots à l’encontre de son frère. D’après ma mère, leur conflit remontait à leur adolescence, quand mon oncle glorifiait le Ku Klux Klan. Devant presque cinq cents invités, mon père lui lança au visage les mille et un reproches qu’il avait tus pendant des années. Ma mère avait beau lui tirer la manche pour qu’il cesse ses invectives, il était éméché et s’en donnait à cœur joie : « Je félicite les… les plus très jeunes mariés… », avait-il commencé. Puis, après avoir balayé l’assistance du regard, il poursuivit avec ironie : « Je ne suis qu’à moitié étonné qu’aucun Noir ne fasse partie des convives, ni même des serveurs… Sacré frérot, tu es tellement prévisible ! Mais coureur de jupons comme tu l’es, il doit bien exister un petit métis dans un tiroir ! » Il fut le seul à rire de ses mots. Et l’opprobre qu’il venait de jeter sur son frère avait définitivement rétrogradé les relations de nos deux clans à l’ère glaciaire. Ce fut la dernière fois que nous fûmes conviés au ranch et que je revis mes cousins. Nous apprîmes le décès de mon oncle par hasard, dans un bulletin de l’industrie pétrolière. Personne ne nous en avait informés. À mon tour, je ne jugeai pas utile de leur faire part de celui de mon père, lorsqu’il survint brusquement peu de temps après. Me coupant à jamais du reste de cette branche-là de la famille.
Fille unique, et confrontée à un tel désert familial, je m’étais considérablement attachée à mon ex-belle-famille. Les White. Avec le temps, ils étaient devenus ma seule et authentique tribu. C’étaient des gens bien. Des gens de compassion. « Tu vois, babe, je suis la seule républicaine de notre clan, mais ça ne m’empêche pas d’avoir un cœur ! » plaisantait souvent Evelyn, la sœur de mon ex-mari. Nous nous connaissions depuis si longtemps que mon divorce n’avait en rien entaché notre amitié. Même nos petites querelles de belles-sœurs n’avaient pas maculé nos rapports. J’avais rencontré Oliver durant mon deuxième cycle à l’université. Un coup de foudre digne d’une comédie romantique. Sa sœur, Evelyn, célibataire, terminait ses études de droit à cette époque. Convaincue qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, je décidai de lui présenter Steve, mon meilleur ami depuis la high school. Un sans-faute : ils se marièrent quelques années plus tard. Ma mère avait vu défiler tous mes amis à la maison. Elle faisait souvent office de confidente lorsque l’un d’entre eux avait le blues. Elle savait écouter. Nous étions une bande. Nos destins s’étaient croisés et nous avaient unis pour le meilleur et pour le pire. Même si Oliver et moi avions fini par divorcer.

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