L'autre monde

Auteur : Christian Garcin
Editeur : Editions Verdier

Cet « autre monde », que Christian Garcin nous laisse entrevoir ici, nous le devons à l’histoire étrange qui s’est tissée autour du Cerf courant sous bois de Gustave Courbet.
A-t-il vu le tableau ou une simple reproduction – voire : ce tableau qui, selon ses mots, l’a « proprement saisi » existe-t-il vraiment ?

« Il s’était évanoui. J’avais l’impression de me trouver au cœur d’une forêt impénétrable de correspondances rompues, de mystère et d’incompréhension. J’avoue que cela m’enchantait plutôt… Mais en attendant il s’agissait à proprement parler d’un tableau-fantôme, enfui, évanoui. »

10,14 €
Parution : Janvier 2007
Format: Poche
54 pages
ISBN : 978-2-8643-2489-8
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Extrait

Tout est obscur. Je progresse dans le secret. Les branches les plus souples giflent mes yeux, l'air du manteau de nuit crisse à mes oreilles. Le monde est ma forêt, ma forêt est le monde, à travers le vert sombre surgit un morceau de ciel noir, incrusté d'étoiles. J'arrête. Mon ventre se serre. La terreur et le halètement sont mes compagnons de nuit, je les connais, les apprivoise, leur murmure au-dedans. A mes côtés un ru se faufile entre de puissants rocs marbrés de vert-de-gris. Il a plu. L'odeur des bois m'assaille, mon coeur bat de plus en plus fort, vite un bond de côté. Eviter la clairière. Eviter le regard des hommes. Je m'enfonce un peu plus dans le secret, l'interdit, l'indicible gouffre de nuit. Mon dos est lacéré. Rien de plus captivant que ce monde humide et vert que je pénètre en suant, langue pendante, filets de bave en écharpe, l'oeil démesuré, dans la hâte nue de ma fuite. Mes narines ouvertes sont deux sexes d'ombre que la saillie appelle. J'aime cette peur lancinante, le bruit de mort à mes trousses. J'aime la terreur qui me guide. Je franchis les fossés où tombèrent mes aïeux, en bondissant je crie, au mépris de toutes les règles de fuite qu'on m'a apprises depuis que l'équilibre me tient au sol. Je crie et pense à ces vieux solitaires empreints de calme brun. J'évite les crevasses. Je transperce les arbres et le vert de la nuit, jaillis hors des fourrés, rien n'est mort tout autour. L'obscu­rité m'enveloppe les oreilles et le crâne comme un casque de mousse. Mais l'obscurité n'est rien, les étoiles piquent le ciel glacé. A présent les feuilles sont tombées, les branches sont mes soeurs, une autre clairière se dessine, je ralentis ma course. J'y suis. J'ai franchi la frontière. De loin j'aperçois une silhouette connue, puis deux. Mon souffle est apaisé. Ils me regardent comme chaque fois. Ne savent rien. Je suis passé dans l'autre monde et ils n'en savent rien. Dans les premières lueurs du jour j'aurai sous mes paupières le souvenir de lueurs oubliées, de sombres béatitudes, de belles extases fossiles qui s'éteindront bientôt.

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