Une faiblesse de Carlotta Delmont
En avril 1927, alors qu’elle vient de triompher dans sa première Norma parisienne, Carlotta Delmont disparaît. Fugue, suicide, enlèvement ? Pendant deux semaines, la police, la presse, le public et les proches de la cantatrice américaine s’interrogent. Jusqu’à ce qu’elle reparaisse et que leurs interrogations se reportent sur les raisons de sa fuite. Où était-elle pendant tout ce temps ? Avec qui ?
Carlotta a fait l'objet de tant de commentaires et de théories qu'elle est devenue, à son corps défendant, une légende vivante à la croisée des regards et des désirs. Elle va payer très cher son moment de faiblesse et devoir sacrifier une part d’elle-même pour sa liberté, à l’image de ses héroïnes préférées.
Extrait
Paris, le 14 avril 1927
Mon tant aimé Gabriel,
Quand tu recevras cette lettre, je serai sans doute dans le train pour Milan, encore un peu plus loin de toi. Tu auras déjà appris par la presse que je suis parfaitement rétablie. Ma voix ne porte plus aucune trace de ce rhume terrible qui m'a rendue presque aphone et m'a obligée à laisser ma place, quatre soirs, à une doublure parisienne. J'aurais préféré me casser un poignet que d'avoir la gorge irritée, car j'étais ainsi privée de la seule chose qui me console de ne pas être auprès de toi. Ces quelques jours de silence imposé m'ont plongée dans un profond désarroi, au point que je redoute le jour où mes cordes vocales m'abandonneront définitivement : que ferai-je alors de moi ?
Pendant cinq longs jours, au chaud dans le mobilier Louis XV de ma suite, j'ai erré misérable entre les portes ourlées d'or et les toiles de maître, embarrassée de moi-même comme d'un sac de linge... Je ne me morfondais pas tant de ces rendez-vous manques avec le palais Garnier que d'entrevoir le jour où, de mes cordes vocales, il ne restera qu'un fil. Aucun bonheur ne saurait durer dans une vie vouée à s'achever, j'en ai conscience, alors autant profiter pleinement de pouvoir être tour à tour chacune de ces femmes terribles ou formidables auxquelles je donne voix, avant que la nature ne reprenne ses droits et ne me condamne aux seuls rôles de mezzo-soprano.
Pour l'instant, je me réjouis de pouvoir oublier ces sombres pensées simplement en me réfugiant dans le chant. J'ai eu raison, tu vois, de refuser toute conversation pendant presque une semaine. Ida prétendait que je faisais trop de manières, c'est qu'elle, toute sa vie ne repose pas sur ses cordes vocales. Mais je serais bien ingrate de me plaindre d'elle, car elle s'est parfaitement occupée de moi pendant ces quelques jours de déréliction. Elle a même fait de cette sinistre circonstance l'origine d'une belle et grande aventure. Figure-toi qu'elle s'est mis en tête de me faire lire des oeuvres littéraires et qu'à force de persuasion, elle est parvenue à me plonger dans des ouvrages assez obscurs.
J'ai levé les yeux au ciel devant la prose, et ils n'étaient pas loin de se révulser à la simple idée de la poésie. Mais à ma stupéfaction, un long poème qu'elle m'a lu a résonné très curieusement en moi. Peux-tu croire cela ? Une femme de chambre partageant avec sa prima donna de maîtresse son goût de la poésie, je veux dire de celle que l'on lit ? Moi, la seule poésie que je connaissais, c'était celle de la vie, celle que décrit si bien Mimi dans La Bohème :
Mi piaccion quelle cose
che han si dolce malia,
cheparlano d'amor, diprimavere,
che parlano di sogni e di chimère,
quelle cose che han nome poesia.
Lei m'intende ?
(...)