Les Pérégrins
En une myriade de textes courts, Les Pérégrins, sans doute le meilleur livre d'Olga Tokarczuk, compose un panorama coloré du nomadisme moderne. Routards, mères de famille en rupture de ban, conducteur de ferry qui met enfin le cap sur le grand large : qu'ils soient fuyards ou conquérants, les personnages sont aux prises avec leur liberté, mais aussi avec le temps. Et ce sont les traces de notre lutte avec le temps que relève l'auteur aux quatre coins du monde : depuis les figures de cire des musées d'anatomie jusqu'aux méandres de l'Internet, en passant par les cartes et plans. A travers les lieux et les non-lieux de ses voyages, Olga Tokarczuk a rassemblé des histoires, des images et des situations qui nous éclairent sur un monde à la fois connu et absolument mystérieux, mouvant réseau de flux et de correspondances. Sans jamais nous laisser oublier que " le but des pérégrinations est d'aller à la rencontre d'un autre pérégrin ".
Extrait
« Quand je suis en voyage, je disparais des cartes. Personne ne sait où je suis. Suis-je à mon point de départ ou déjà sur le lieu de ma destination ? Est-ce qu'il existe un entre-deux ? Suis-je comme ces heures du jour, escamotée lorsque l'avion va vers l'Ouest ? Ou comme la nuit qui fuit quand l'avion vole vers l'Ouest ? Est-ce que je veille à la même loi que celle dont aime se prévaloir la physique quantique, à savoir qu'une particule peut exister dans deux endroits en même temps ? Ou peut-être à une autre loi encore ignorée, donc non étayée par des preuves faisant qu'on peut doublement ne pas exister en un seul et même lieu ? Je pense qu'il y a beaucoup de personnes comme moi, des personnes disparues, absentes, qui apparaissent subitement dans les terminaux des aéroports, dans les zones d'arrivées et qui ne commencent à exister qu'une fois leur passeport du monde tamponné par les employés de la police des frontières, ou bien quand une aimable réceptionniste d'un hôtel leur a remis les clés de la chambre. Sans doute, ces gens-là se sont-ils déjà rendus compte que leur être était instable et fortement soumis aux lieux, aux heures de la journée, à la ville, à son climat et à la langue du pays, la mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu'il entreprend ? Voilà ce qui caractérise l'homme civilisé. Je pense aussi que le monde se trouve à l'intérieur de nous-mêmes, nichés dans les circonvolutions du cerveau, il est cette petite boule coincée dans la gorge. A vrai dire, il suffirait de tout sauter et de le recracher ».