Ari et la reine de l'orge
Dans son royaume de l'orge, Ari, jeune héritier candide au physique torride, s'ennuie mortellement... Promis à de mornes épousailles avec la fille du roi de la bière, ce prince mélancolique ravale nuit après nuit son désir de rencontrer la femme de ses rêves, butant sur les stratégies perverses d'un insurmontable premier amour : sa mère, toute-puissante reine de cet empire agricole. D'une pichenette sadique, celle-ci fait détaler chaque amoureuse potentielle...
Jusqu'au jour où son fils chéri fait la rencontre de Moli, une toute jeune apprentie comédienne qui entraîne Ari dans les cimetières, la nuit, pour se livrer à des répétitions brûlantes. Pour contrer cette passion naissante, la reine déploiera l'arsenal de ses pouvoirs, plongeant Ari dans le désespoir et dans une série d'aventures à la fois tragiques et cocasses où déboulent, par ordre d'apparition, un gérant de magasin de grande surface grogneur, un ermite de forêt mûr pour les asticots, une urgentologue nymphomane entourée de perruches tenant d'étranges discours, des « rigos » créationnistes et puritains cherchant à remonter le temps pour assassiner Darwin...
À travers ce conte divertissant et lucide, Pan Bouyoucas attaque un tabou : les subtils, indicibles, hautement toxiques méandres de l'amour maternel. Opérant au nom de toutes ses victimes masculines une indispensable catharsis, il en conjure les dérives en faisant appel aux sortilèges réparateurs de l'imaginaire. Avec un humour exquis, il nous régale au passage d'une galerie de personnages hauts en couleur, joyeux reflets de nos névroses et d'un certain état du monde.
Extrait
Le roi et la reine de l'orge avaient deux fils. L'aîné était doté d'une grande beauté ainsi que des vertus qui correspondaient à son physique, et sa mère l'avait prénommé Ari, ce qui, dans le dialecte local, voulait dire sans-faute, excellent. Mais la nature impartit parfois ses dons étourdiment. Le cadet, qui n'était pas laid ni sot, en avait ainsi reçu un bégaiement tonique. La reine de l'orge l'appela Junior et riait quand il lui disait qu'il l'aimmmait jusqu'au ciel et qu'il l'épppouserait quand il serait gggrand. Junior en déduisait qu'il était le favori de sa maman, car quand son aîné lui disait la même chose, elle ne riait pas et ses yeux se remplissaient d'eau.
Puis les deux frères grandirent comme tous les garçons, et les filles de leur âge figuraient davantage que leur mère dans leurs rêves.
Même si son aîné devenait distant, la reine de l'orge s'enorgueillissait de l'admiration qu'il inspirait. Jusqu'au jour où il invita une de ses admiratrices au château. Et c'en était tout un. Le commerce de l'orge était si florissant que la reine avait pu recréer la réplique d'un manoir anglais qui tranchait majestueusement sur les fermes et chaumières avoisinantes.
Si l'accueil que fit le roi de l'orge à la petite amie de son fils était chaleureux, celui de son épouse était à la limite du poli. Les cheveux relevés en chignon sur la tête comme une couronne et portant une robe griffée dont les filles de la région ne pouvaient que rêver, elle dit à son aîné :
- Fais visiter le château à ton amie. C'est probablement la seule occasion qu'elle aura d'en voir un de l'intérieur.
Haute sur ses plus hauts talons, elle ajouta à l'intention de l'invitée :
- Ari en héritera quand il aura trouvé une fille de sa propre classe. On ne peut marier un lion à une chèvre, n'est-ce pas ?
La fille repartie, la reine ne parla que de ses défauts. Idem pour la deuxième, la troisième et la quatrième. L'une était trop grosse, l'autre trop maigre, celle-ci était trop bavarde, celle-là trop constipée. Bref, aucune amie de son prince ne trouvait grâce à ses yeux. Et quand le roi de l'orge lui disait que chaque personne venait sur terre avec sa part de beauté, qu'il suffisait de la dénicher, sa femme lui imposait vite son point de vue, qui se résumait par le même jugement sans réplique, aussi tranchant que son ton : comme dauphin du royaume de l'orge, son fils méritait ce qu'il y avait de mieux.
Ari ne remarquait les défauts de ses petites amies que lorsque sa mère les relevait. Parfois ces remarques modéraient son intérêt. D'autres fois, il les trouvait si injustes que sa tendresse pour la jeune fille augmentait. Sa mère appelait alors les parents de la môme. Comme la plupart des habitants de la région travaillaient pour elle, la reine les menaçait de les saquer si leur rejeton ne dégageait pas de la vie de son prince héritier.