Et quelquefois j'ai comme une grande idée

Auteur : Ken Kesey
Editeur : MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE EDITIONS

Alors que la grève installée à Wakonda étrangle cette petite ville forestière de l'Oregon, un clan de bûcherons, les Stampers, bravent l'autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d'une nature à la beauté sans limite. Mené par Henry, le patriarche incontrôlable, et son fils, l'indestructible Hank, les Stampers serrent les rang... Mais c'est sans compter sur le retour, après des années d'absence, de Lee, le cadet introverti et toujours plongé dans les livres, dont le seul dessein est d'assouvir une vengeance. Au-delà des rivalités et des amitiés, de la haine et de l'amour, Ken Elton Kesey (1935-2001), auteur légendaire de Vol au-dessus d'un nid de coucou, réussit à bâtir un roman époustouflant qui nous entraîne aux fondements des relations humaines. C'est Faulkner. C'est Dos Passos. C'est Truman Capote et Tom Wolfe. C'est un chef-d'oeuvre.

Suivre dans ses zigzags la fulgurante trajectoire de Kenneth Elton "Ken" Kesey entre 1960 et 1967, c'est voir se dérouler à toute vitesse les années soixante aux États-Unis, leurs extravagances, leur fantastique dynamisme, leurs naïvetés, et aussi leurs inquiétantes dérives.

24,50 €
Parution : Octobre 2013
800 pages
ISBN : 979-1-0907-2406-8
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Extrait

Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon... viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets -caracolent comme d’épais courants d’air parmi la petite oseille et le trèfle, les fougères et les orties, bifurquent, se scindent... forment des bras. Puis, à travers les busseroles et les ronces élégantes, les myrtilles et les mûres, les bras cascadent pour fusionner en ruisseaux, en torrents. Enfin, au pied des collines, émergeant entre les mélèzes laricins et les pins à sucre, les acacias et les épicéas – et puis la mosaïque vert et bleu des sapins de Douglas –, la rivière en personne franchit d’un bond cent cin¬quante mètres... et là, regarde: voici qu’elle prend ses aises à travers champs.
Vue de la grand-route en surplomb du rideau d’arbres, elle est d’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium, un long copeau d’alliage lunaire. De plus près, elle se fait organique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotis brisés et pourrissants, l’écume aux lèvres. D’encore plus près, elle s’aplanit pour devenir fleuve, aussi plate qu’une rue, grise comme du ciment et tout entière faite de pluie. Aussi plate qu’une rue tout entière faite de pluie, même au plus fort de la saison des crues, en raison d’un chenal si profond et d’un lit si érodé: nul bas-fond pour créer des rapides refluant à contre-courant, nul rocher pour agacer sa surface... rien qui indique le mouvement sinon les grumeaux d’écume jaunâtre tourbillonnant au vent dans leur dérive vers la mer, et les troncs dressés de bosquets noyés que le flot noir et silencieux fait ployer, tendus et tremblants.
Une rivière lisse, d’apparence calme, qui dissimule le cruel biseau de son courant sous une surface lisse... apparemment calme.
La grand-route longe sa rive nord, et les corniches, sa rive sud. Aucun pont ne l’enjambe sur ses quinze premiers kilomètres.
Et pourtant, là-bas, côté sud, une vieille bicoque à un étage repose sur une structure bigarrée de métal enchevêtré, de bois, de terre et de sacs de sable, tel un échassier emplumé de bardeaux, fièrement assis dans l’enchevêtrement de son nid. Regarde...
La pluie passe en nappes devant les fenêtres. Elle se mêle à la fumée vaporeuse qui monte d’une cheminée de pierre moussue vers un ciel en pente. Le ciel ruisselle de gris, et la fumée, de jaune mouillé. Derrière la maison, là-haut à l’orée broussailleuse de la montagne, ces couleurs se fondent dans la masse venteuse si bien que le coteau lui-même dégouline d’un vert boueux.
Sur la rive nue entre le jardin et le bord bourdonnant de la Wakonda, une meute de chiens piétine sans répit, gémissant d’une frustration froide et brutale, couinant et aboyant après un objet qui pendouille hors d’atteinte, qui s’entortille et se détortille au-dessus de l’eau, se balance, roide, au bout d’une ligne nouée à l’extrémité d’une grande perche en bois de sapin qui dépasse d’une fenêtre à l’étage de la maison.
S’entortillant puis, après un temps d’arrêt, se détortillant dans les bourrasques de pluie, à deux ou trois mètres au-dessus du flot rapide, un bras humain, attaché par le poignet (rien que le bras, regarde bien) et déchiqueté à hauteur d’épaule, exécute des pirouettes compliquées, comme mû par une danseuse invisible devant un public fasciné (rien que le bras, qui tourne, là, au-dessus de l’eau)... spectacle à l’intention des chiens sur la rive, de cette satanée pluie, de la fumée, de la maison, des arbres et de la foule qui crie, excédée, depuis l’autre côté de la rivière: «Stammmper! Va pourrir en enfer, Hank Stammmmmper!»
Et à l’intention de tous ceux qui auraient envie de regarder.

À l’est, encore en amont sur la grand-route qui passe le col à l’endroit où torrents et ruisseaux sont toujours en train de rugir et de cascader, le secrétaire général du syndicat, Jonathan Bailey Draeger, descend depuis la ville d’Eugene jusqu’à la côte. D’humeur étrange – en grande partie, il le sait, à cause de la fièvre due à une petite grippe –, il sent son esprit tout à la fois curieusement dérangé et parfaitement lucide. Du reste, il envisage la journée à venir avec un mélange d’allégresse et de désarroi: allégresse, car il s’apprête à quitter ce bourbier gorgé d’eau; désarroi, car il a promis de partager le repas de Thanksgiving avec Floyd Evenwrite, le responsable de section à Wakonda. Draeger ne s’attend pas à passer un après-midi très agréable chez les Evenwrite – les rares fois où il s’est retrouvé chez Floyd au cours de toute cette affaire Stamper, ça n’a pas été une partie de plaisir – mais il n’en est pas moins de bonne humeur: avec cette visite, finie l’affaire Stamper, finie pour de bon toute cette histoire du secteur Nord-Ouest, touchons du bois. Demain, il pourra repartir vers le Sud et laisser cette bonne vieille vitamine D californienne assécher sa fichue irritation de la peau. On a toujours la peau irritée quand on vient par ici. Sans parler des mycoses qui vous atteignent jusqu’à la cheville. L’humidité. Pas étonnant que parmi les gens du pays, chaque mois il s’en trouve deux ou trois pour faire le grand saut dans la rivière – soit on plonge, soit on pourrit sur pied.

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