Hanoï
Alex est mère célibataire, elle essaie de concilier les études et le travail dans une épicerie asiatique. Elle vient d'une lignée de femmes vietnamiennes qui ont aimé des Américains, d'abord pendant la guerre du Viêtnam puis aujourd'hui à Chicago, où Alex a toujours vécu sans jamais avoir mis les pieds à Hanoï. Fils d'une mère mexicaine et d'un père brésilien, David est passionné de jazz, il joue de la trompette et le futur devrait s'ouvrir à lui sans cette nouvelle inattendue : il est atteint d'une maladie au stade terminal. Mais il est aussi amoureux d'Alex qu'il regarde de loin. Ces enfants d'émigrants vivent dans un mélange de cultures et de coutumes, une véritable mosaïque d'identités. L'urgence de sa situation décide David à liquider toute sa vie et à partir mourir ailleurs. Il demande à Alex où elle aimerait aller, elle répond Hanoï. Il lui propose de l'accompagner. En entrelaçant des vies aussi différentes, Adriana Lisboa construit, avec profondeur et légèreté, autour de personnages fragiles et attachants, une histoire d'amour et de détermination, mais aussi d'acceptation et de renoncement, dans laquelle les choix des personnes peuvent changer le destin de ceux qui les entourent.
Extrait
Quelqu'un avait raconté à David l'histoire du type à qui on avait diagnostiqué une maladie grave et à qui le médecin n'avait donné qu'une année à vivre : le malade avait quitté son emploi, vendu tout ce qu'il possédait et dépensé le produit de la vente dans une orgie de dimensions épiques. Peu après on découvrit que le diagnostic était erroné. Il semble que le médecin ait dû affronter un procès, mais ensuite l'histoire perdait tout intérêt pour David.
Il pensait à ça en regardant l'oncologue prendre un petit éléphant en pierre verte sur son étagère et le tourner et retourner entre ses mains tout en parlant. Comme s'ils étaient en train de discuter le cas du petit éléphant en pierre et non celui de David. Des traitements disponibles. Des mois en plus, des mois en moins, en fonction de ceci ou cela.
Le médecin examina la trompe de l'éléphant, les pattes. Il tourna l'animal d'un côté, puis de l'autre. Il parla de chimiothérapie (qu'en l'occurrence il ne recommandait pas, et pourquoi) et de radiothérapie (qu'en l'occurrence il recommandait, et pourquoi).
Du fond de l'océan de silence où David était plongé, il eut l'impression, l'espace d'un instant, que l'éléphant allait répondre. Son nouveau porte-parole en pierre verte, qui parlerait d'une petite voix minérale et mesurée. Puisque les paroles de David semblaient enfouies au fin fond d'un tiroir, dans un recoin de son cerveau malade, qu'au milieu de la précipitation et du désordre il ne réussissait pas à retrouver.
David avait lu dans une revue, bien des années auparavant, que les éléphants abandonnent leur troupeau en sentant la mort approcher et s'en vont chercher seuls un endroit où il ne leur soit pas difficile de trouver de l'eau et un abri. Leurs dents se fragilisent, perdent leur efficacité d'an tan, et les bêtes partent en quête de zones marécageuses, par exemple, où elles trouvent de la nourriture déjà ramollie. Ce qui semble être à l'origine du mythe du cimetière des éléphants. Une simple coïncidence géographique causée par les difficultés de la dernière étape de la vie. Et c'était là que ces animaux vivaient leurs derniers jours et poussaient leur dernier soupir, dans ce corps colossal qui semblait naguère presque indestructible. Les éléphants ne devraient pas mourir, n'est-ce pas ? Les éléphants devraient vivre éternellement. Mais ils mouraient et survivaient sous forme de carcasse, puis d'ossements, puis de ce qui subsistait de ces ossements. Des vestiges. Des petites traces sur le sol.
La consultation terminée, il serra de sa main froide la main tiède et assurée du médecin. Il accompagna l'infirmière et s'acquitta de toutes les formalités qui continuaient à exister, le même ordonnancement bien structuré, le même aller de l'avant.
Il y avait des papiers à signer, de brefs remerciements à énoncer avec des sourires qui n'étaient pas des sourires, mais seulement des contractions des muscles du visage. Il pensa à l'embouchure de la trompette. Placez vos muscles de cette façon, appliquez-leur la pression requise, ni trop, ni pas assez, et soufflez.
Il n'arracha pas ses vêtements et ne se précipita pas en hurlant dans les rues, comme s'il appartenait à une catégorie de personnes à laquelle finalement une certaine absence de jugement était permise. Il ne pinça pas les fesses de l'infirmière qui faisait de son mieux pour faire semblant de ne pas être jolie dans une blouse parsemée de Mickey. Il n'escalada pas le toit de la clinique. Il se borna à chercher un café dans les environs, surpris de constater que rien n'avait changé. Le ciel n'était pas devenu couleur de citrouille, la terre ne tremblait pas, aucun Godzilla n'écrabouillait les voitures.