Les Armées
La vie pourrait sembler idyllique à San José, petite bourgade colombienne, où Ismael, un vieil instituteur à la retraite, coule des jours paisibles avec sa femme Otilia. À la grande honte de celle-ci, il passe ses journées à épier sa belle voisine qui se prélasse nue au soleil. Mais lorsque des bandes armées que rien ne distingue font irruption, tout se déglingue. Des habitants sont sauvagement assassinés, d’autres enlevés, la peur règne. Ismael commence à perdre la mémoire et la raison, s’égare dans ses souvenirs et dans les rues du village à la recherche de sa femme. Les habitants s’enfuient, mais il décide de rester au milieu des ruines pour attendre le retour d’Otilia, sa dernière boussole.
Vieillard titubant, pathétique, mais révolté jusque dans son délire, Ismael est le narrateur de ce chaos sanglant où le village de San José apparaît comme un concentré chauffé à blanc d’une Colombie ravagée par la violence et les disparitions.
Extrait
C'était comme ça : chez le Brésilien les perroquets riaient tout le temps, je les entendais du mur de mon verger, grimpé sur l'échelle où je cueillais des oranges que je jetais dans un grand panier de palme. De temps à autre je sentais dans mon dos les trois chats qui m'observaient, perchés dans les amandiers. Que me disaient-ils ? Rien, je ne les comprenais pas. Un peu plus loin, ma femme donnait à manger aux poissons du bassin, nous vieillissions ainsi, elle et moi, les poissons et les chats, mais ma femme et les poissons, que me disaient-ils ? Rien, je ne les comprenais pas.
Le soleil commençait à briller.
La femme du Brésilien, la svelte Geraldina, cherchait la chaleur sur sa terrasse, complètement nue, allongée à plat ventre sur un couvre-lit rouge à fleurs. Près d'elle, à l'ombre rafraîchissante d'un kapokier, les mains énormes du Brésilien effleuraient sagement sa guitare et sa voix se mêlait, placide et insistante, au doux gloussement des perroquets. Ainsi s'écoulaient les heures sur cette terrasse, au soleil et en musique.
Dans la cuisine, la belle petite cuisinière - on l'appelait la Gracielita - faisait la vaisselle, juchée sur un escabeau jaune. Je la voyais par la fenêtre sans vitre de la cuisine donnant sur le jardin. A son insu elle roulait des hanches en lavant les plats; sous sa courte robe d'un blanc éclatant, chaque partie de son corps se dandinait au rythme frénétique et consciencieux de la besogne : assiettes et tasses étincelaient entre ses mains brunes, de temps en temps surgissait un couteau à dents, brillant et joyeux, mais comme ensanglanté.