Inséparables

Auteur : Alessandro Piperno
Editeur : Levi

Inséparables, les frères Pontecorvo, Filippo et Samuel, l'ont toujours été. Pourtant, ils sont très différents. L'aîné, paresseux patenté, collectionne les aventures. Le cadet, financier brillant, ne connaît en amour que des ratés. Et voilà que les destins s'inversent. Samuel subit un revers professionnel important, tandis que Filippo conquiert une renommée inattendue. Une renommée que les médias amplifieront pour de mauvaises raisons. Encore une fois les Pontecorvo vont devoir faire face aux pressions médiatiques. Alors que vingt-cinq années se sont écoulées, le passé refait surface. Un passé qu'il est temps pour eux d'affronter, tout en slalomant dans leur propre vie...

Traduction : Fanchita Gonzalez Batlle
12,00 €
Parution : Octobre 2019
Format: Poche
413 pages
ISBN : 979-1-0349-0200-2
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Extrait

Se fréquenter soi-même avec assiduité suffit pour comprendre que si les autres nous ressemblent, alors il ne faut pas leur faire confiance.
Filippo Pontecorvo se le répétait depuis toujours. Aussi n’était-il pas tellement surpris que sa femme, Anna, depuis qu’elle avait appris que le film d’animation de son mari – produit avec peu de moyens et sans grandes prétentions – était retenu dans la sélection Un Certain Regard du festival de Cannes, lui ait infligé en représailles la grève du sexe la plus rigoureuse qu’ait connue leur couple bizarre. Dommage que tant de clairvoyance ne l’ait pas soulagé; elle aggravait même sournoisement son malaise.
Depuis un mois et demi déjà Anna organisait des piquets de grève belliqueux devant le siège prospère de leur intimité. Et bien que pour un type comme Filippo, avec un faible pour les rapports sexuels tourmentés de son couple, il se soit agi d’une véritable punition, un tel sabotage ne l’avait jamais autant mis en colère qu’en cet après-midi de mai. Dans la pénombre de sa chambre, il était occupé à préparer son barda en vue de son départ pour Cannes le lendemain. Sans raison apparente il ressentait une espèce de nausée, pire que s’il partait pour une mission en Afghanistan.
Dehors il pleuvait des cordes. À l’intérieur, Filippo avait la sensation de se noyer. Il cherchait depuis quelques minutes à se réconforter grâce à une technique qu’il avait lui-même mise au point, aussi éprouvée qu’inefficace. Faire un bilan bienveillant de sa vie, bilan qui, du moins dans l’esprit de celui qui l’établissait, aurait dû faire jaillir des hectolitres d’optimisme déraisonnable.
Voyons: il avait près de trente-neuf ans, un âge dangereux, mais plutôt appréciable. Il s’apprêtait à participer à une importante kermesse. Il disposait d’un nombre enviable de pantalons de para, souvenirs de la seule expérience lumineuse de son existence: sous-lieutenant de fusiliers d’assaut à la caserne de Cesano.
Bien qu’au regard des canons désuets de sa mère il n’ait presque rien fichu dans sa vie, Filippo n’était pas mécontent de lui. Il pensait même avoir imprimé à cette inertie une certaine distinction.
Épouser la fille d’un millionnaire avait été un coup de maître. Anna veillait à sa subsistance avec le même zèle que l’avait fait sa mère pendant longtemps. Pourtant, même si jouer les hommes entretenus ne l’humiliait pas plus que ça, il n’aimait pas que la plupart de leurs connaissances ne voient dans son union avec Anna qu’un mariage d’intérêt. La vérité c’est que Filippo avait commencé à aimer Anna Cavalieri bien avant de la rencontrer. Et c’était ce qui leur était arrivé de plus romantique à tous les deux.
Les femmes, encore un chapitre d’où tirer réconfort. Filippo n’était pas du genre de son frère Samuel, frigide et chichiteux, de ceux qui ont besoin pour coucher d’un bungalow cinq étoiles avec vue sur l’océan. Soyons clairs: ils n’avaient jamais abordé certains sujets, mais quelque chose lui disait que son petit frère avait dévoré trop de films de Fred Astaire et de Gene Kelly pour être un grand baiseur. Alors que lui, du moins dans ce domaine, s’en tirait remarquablement bien; y compris dans les situations les plus sordides et avec les partenaires les moins appétissantes.
Filippo évita de comptabiliser dans la liste de ses raisons d’être fier le titre de docteur en médecine obtenu au prix d’indicibles difficultés, aiguillonné par une sorte de vocation dynastique : son père avait été un cancérologue en pédiatrie de renommée internationale, et sa mère était depuis des années la gériatre la plus en vogue dans les cercles boulistes gravitant autour de l’Olgiata.
Il se garda bien aussi d’y inclure la période vécue au Bangladesh dans les rangs de Médecins sans frontières, une aventure pénible à tous égards, même si elle lui avait fourni l’essentiel de la matière de son dessin animé.
Pour compenser, il revalorisa in extremis sa faculté stupéfiante d’imiter avec bonheur les dessins des grands maîtres vénérés de la BD. Or, ce talent velléitaire ne lui avait-il pas valu d’être reconnu pour la première fois? S’il se préparait pour Cannes c’était parce que son film d’animation n’avait pas déplu à Gilles Jacob, le patron légendaire du festival le plus légendaire de la planète.
Il sortit de la chambre. Parcourut le couloir qui – dans le jargon de Raffaele, l’architecte de renom qui s’était chargé de la transformation de la maison – séparait la zone nuit de la zone jour. Son pas impérieux vers la cuisine en disait long sur ses intentions agressives en matière de nourriture. Quelque chose qui apaise son inquiétude et remette ses neurones en marche.
La cuisine était le seul espace domestique sur lequel Filippo avait donné son avis. Il partageait l’indifférence de sa femme pour les biens matériels; rien ne représentait moins ce couple d’excentriques détraqués que la maison dans laquelle ils vivaient. Au point que son acquisition ainsi que sa transformation dispendieuse avaient été un des cadeaux imprévus et pas très appréciés de monsieur Cavalieri, le père d’Anna. Filippo avait accueilli ce don avec son fatalisme habituel, tandis qu’Anna avait été près de le refuser: le quartier (un peu plus huppé et un peu moins intellectuel d’année en année) était infesté d’actrices pour lesquelles elle éprouvait une haine meurtrière et qu’elle redoutait de croiser au supermarché.
La petite villa se trouvait dans une des rues les plus écartées de Monteverde. Un pavillon Art nouveau couleur sabayon, vaguement maniéré, mais tout à fait approprié au bouquet de magnolias dans lequel il était noyé. Bien que dépité par l’indifférence de ses clients au design intérieur, ce cher Raffaele avait tout fait pour conférer aux trois cents mètres carrés une délicatesse japonaise qui aurait sans doute mieux convenu à un célibataire professionnellement satisfait et sexuellement charismatique. Pas de rideaux, des murs clairs, des sols recouverts de tatamis, un mobilier réduit à un ascétisme monastique, un écran Sony de soixante-dix pouces qui disparaissait dans un mur de rayonnages occupés par les DVD de Madame et les BD de Monsieur.
Aucun de ces choix de style n’avait été dicté ni avalisé par Filippo, précisément parce que la seule pièce qui lui tenait à cœur était la cuisine. Raffaele s’intéressait beaucoup plus à la teinte acide du réfrigérateur Smeg qu’à sa capacité. Et ça, Filippo ne pouvait le tolérer. Pour lui, ce qui rendait une cuisine digne de ce nom c’était un grand – que dis-je ? –, un immense plan de travail central, qui donne envie de cuisiner pour un régiment.
Et il l’avait obtenu.

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