Les voix du soir
Dans un bourg proche de Turin, durant les années 1940, celles de la guerre et de l’après-guerre, quelques familles de la bourgeoisie piémontaise se croisent dans une paisible cohabitation. Leur petite communauté assigne à chacun un rôle déterminé et des aspirations convenues. L’occupation favorite des uns et des autres consiste à «enterrer ses pensées» pour laisser place à d’insignifiants commentaires sur un quotidien étriqué et répétitif. Un environnement étouffant pour les plus jeunes parmi lesquels se trouve l’invisible narratrice de ce récit distancié, Elsa. Étrangement absente de ces histoires familiales, elle sort soudain de l’ombre, révélant un visage jusque-là inconnu de tous, comme du lecteur.
Extrait
J’avais accompagné ma mère chez le médecin ; nous rentrions à la maison par le sentier qui longe le bois du général Sartorio, puis le grand mur moussu de la villa des Bottiglia.
En ce mois d’octobre, il commençait à faire froid ; les réverbères venaient de s’allumer dans le village, derrière nous, et le globe bleu de l’hôtel Concordia projetait une lumière vitreuse sur la place déserte.
Ma mère a dit: «J’ai l’impression d’avoir un noyau dans la gorge. J’ai mal quand j’avale. »
Elle a dit : « Bonsoir, général. »
Le général Sartorio était passé près de nous, son chapeau soulevé sur sa tête argentée et bouclée, un monocle à l’œil, son chien en laisse.
Ma mère a dit: «Quelle belle chevelure il a encore, à son âge ! »
Elle a dit: «Tu as vu comme son chien est devenu laid ?
«Maintenant j’ai comme un goût de vinaigre dans la gorge. Et toujours ce nœud qui me fait mal.
«C’est étrange qu’il m’ait trouvé une tension élevée. Elle a toujours été basse. »
Elle a dit : « Bonsoir, Gigi. »
Le fils du général Sartorio nous avait croisées, un duffle-coat blanc posé sur les épaules ; il tenait sur un bras un saladier recouvert d’une serviette; l’autre bras était plâtré et fléchi vers l’extérieur.
«Il a vraiment fait une mauvaise chute. Je me demande s’il pourra un jour récupérer entièrement l’usage de son bras », a dit ma mère.
Elle a dit : « Que pouvait-il avoir dans ce saladier ?
«Il y a sûrement une fête, a-t-elle dit ensuite. Sans doute chez les Terenzi. Les invités doivent apporter quelque chose. Ça se fait maintenant. »
Elle a dit : « Toi, ils ne t’invitent jamais ?
« Ils ne t’invitent jamais, a-t-elle dit, parce qu’ils trouvent que tu te donnes de grands airs. Tu ne vas même plus au club de tennis. Quand une personne évite de se montrer, on raconte qu’elle se donne de grands airs et on cesse de la contacter. Les petites Bottiglia, elles, sont invitées partout. Avant-hier, elles ont dansé chez les Terenzi jusqu’à trois heures du matin. Il y avait des gens d’ailleurs et même un Chinois. »
Chez nous, on appelle les petites Bottiglia « les petites », bien que la plus jeune ait vingt-neuf ans. Elle a dit: «Je n’ai tout de même pas de
l’artériosclérose ? »
Elle a dit: «Peut-on faire confiance à ce nouveau médecin? Le vieux était vieux, bien sûr, ça ne l’intéressait plus. Quand on lui parlait d’un trouble, il répliquait immédiatement qu’il avait le même. Ce nouveau médecin écrit tout, tu as vu ça? Et son épouse est laide, tu as vu ça?»
Elle a dit : « Comment se fait-il qu’on ne puisse jamais te tirer le moindre mot ?
– Quelle épouse ? ai-je dit.
– L’épouse du médecin.
– La femme qui nous a ouvert n’était pas son
épouse, ai-je dit. C’était l’infirmière. La fille du tailleur de Castello. Tu ne l’as pas reconnue ?
– La fille du tailleur de Castello ? Ce qu’elle est moche...
«Comment se fait-il qu’elle n’avait pas de blouse ? a-t-elle dit. C’est sûrement sa domestique, pas son infirmière, voilà.
– Elle n’avait pas de blouse parce qu’elle l’avait ôtée, parce qu’elle s’apprêtait à partir, ai-je dit. Le médecin n’a ni domestique, ni épouse. Il est célibataire et il prend ses repas au Concordia.
– Il est célibataire?»
Aussitôt ma mère m’a mariée en pensée au médecin.
«Je me demande s’il se plaît davantage ici qu’à Cignano où il exerçait avant. Sans doute à Cignano. Il y a plus de gens, plus de vie. Nous devrions l’inviter un jour à déjeuner. Avec Gigi Sartorio.
– Il a une fiancée à Cignano, ai-je dit. Il l’épousera au printemps.
– Qui?
– Le médecin.
– Si jeune et déjà fiancé ? »
Nous parcourions l’allée de notre jardin, tapis-
sée de feuilles mortes; on voyait la fenêtre de la cuisine éclairée et notre domestique, Antonia, qui battait des œufs.
Ma mère a dit: «Le nœud dans ma gorge s’est desséché, il a cessé de monter et de descendre. »
Elle s’est assise en soupirant dans l’entrée et s’est mise à taper ses galoches l’une contre l’autre pour en ôter la boue ; mon père est apparu sur le seuil de son bureau avec sa pipe et sa veste d’intérieur en laine des Pyrénées.
«J’ai la tension élevée, a dit ma mère avec un brin de fierté.
– Élevée? a dit tante Ottavia, du haut de l’escalier, tout en fixant sur sa tête ses deux petites tresses noires, aussi laineuses que celles d’une poupée.
– Élevée. Pas basse. Élevée. »
Tante Ottavia avait une joue rouge et l’autre pâle, comme chaque fois qu’elle s’endort dans un fauteuil près du poêle avec un livre de la bibliothèque Selecta.
«On est venu chercher de la farine, de chez les Bottiglia, a dit Antonia à la porte de la cuisine. Pour faire des choux à la crème. J’en ai donné un grand bol.
– Encore? Ils n’ont jamais de farine. Ils auraient pu se passer de choux. Le soir, les choux sont lourds.
– Pas si lourds que ça, a dit tante Ottavia.
– Les choux sont lourds. »
Ma mère a enlevé son chapeau, son pardessus,
une doublure en peau de chat qu’elle porte toujours dessous, enfin le châle qu’elle attache sur sa poitrine au moyen d’une épingle à nourrice.
«Ils ont peut-être préparé des choux pour la fête qui a sans doute lieu ce soir chez les Terenzi, a-t-elle dit. Nous avons vu Gigi Sartorio avec un saladier. Qui est venu demander de la farine? Carola ? Elle ne t’a pas parlé d’une fête ?
– Elle ne m’a parlé de rien », a dit Antonia.
Je suis montée dans ma chambre. Ma chambre est située au dernier étage et donne sur la campagne. Le soir, on distingue au loin les lumières de Castello et, en haut, sur une bosse de la colline, les quelques lumières de Castel Piccolo ; de l’autre côté de la colline, se trouve la ville.
Ma chambre est meublée d’un lit à baldaquin aux rideaux de mousseline ; d’un petit fauteuil bas en velours gris souris ; d’une commode avec miroir et d’un secrétaire en cerisier. Il y a aussi un poêle en faïence marron et quelques bûches dans un panier; une étagère tournante, surmontée d’un loup en plâtre, œuvre du fils de notre fermier, qui est à l’asile d’aliénés; au mur, une reproduction de la Vierge à la chaise, une vue de Saint-Marc et une grande poche en dentelle pour les bas, ornée de nœuds d’amour bleu pâle, cadeau de madame Bottiglia.
J’ai vingt-sept ans.
J’ai une sœur un peu plus âgée que moi, mariée à Johannesburg; ma mère lit toujours les journaux pour voir si l’on y parle de l’Afrique du Sud, inquiète de ce qui s’y passe. Elle se réveille la nuit et dit à mon père:
« Les sauvages ne vont quand même pas débarquer là où vit Teresita, hein ? »