Que tombe le silence
Malaise dans la police. En cet été caniculaire, Renato Donatelli, dit le Kanak, s'ennuie à la section des courses et jeux. Lorsqu'il apprend que Six, son partenaire, serait impliqué dans l'exécution d'un baron de la drogue, il se lance dans une contre-enquête au grand dam de sa hiérarchie. Mais à fouiller le passé, on ressuscite de vieux démons que le gardien de la paix aurait aimé ne plus croiser. Comme une traînée de poudre, sa vie personnelle s'embrase alors que les coups montés et règlements de compte s'accumulent. L'hôtel de police est en ébullition, il y a de l'électricité dans l'air. A un rythme effréné, le Kanak, géant au grand coeur, est entraîné bien malgré lui dans un tourbillon d'événements tragiques. Luttant contre les vents contraires, il avance tant bien que mal, porté par ses ancêtres, par ses coutumes et souhaitant qu'enfin tombe le silence.
Extrait
Shabani Dardanus n’a jamais foulé la terre de ses ancêtres. Il se fiche de la Martinique, car seul compte son territoire, celui qu’il a conquis peu à peu avec la hargne et les poings. Et puis, il n’est pas très famille. Il a peu de considération pour ses parents, ce ne sont que des traîne-lattes qui fument leurs allocations. Tout son contraire. Lui n’attend rien de personne, il est travailleur et prévoyant. Il ne s’accorde aucun repos, aucune journée de détente. Il doit occuper le terrain pour que d’autres ne viennent pas l’en chasser.
Avec son équipe, constituée au fur et à mesure de son ascension, il gère trois entrées d’immeuble dans une barre du Mirail. Il est à la tête d’une dizaine de gamins qu’il paye comme choufs, huit vendeurs et trois chefs de hall. Il a compris très jeune qu’il fallait rétribuer gracieusement ses lieutenants s’il voulait obtenir leur fidélité.
Il entretient de saines relations avec ses fournisseurs, une famille d’Arabes qui s’occupe de produire du cannabis au Maroc et de l’acheminer par l’Espagne jusque dans le quartier. Pour la cocaïne et l’héroïne, il commerce avec des Turcs. Les types sont durs en affaires, mais leur came est de première qualité.
Sur son ordinateur, il a créé des tableaux analytiques lui permettant de surveiller la marge de progression de sa petite entreprise. Des indicateurs en forme de fromages, de courbes et de vagues l’informent au quotidien quand un hall est en baisse d’activité. Les statistiques dressent un bilan incontestable semaine après semaine. Le responsable du site est alors convoqué dans son bureau comme le serait un commercial chez son directeur des ventes.
Il faut dire qu’il a appliqué les techniques de sa sœur, la seule qui ait atteint les bancs de la faculté. Il s’inspire de ses cours d’économie, de gestion et de marketing pour tirer le meilleur de son activité. Il a fait peindre un marquage au sol pour permettre à la nouvelle clientèle de rejoindre ses barres d’immeuble, il a collé des affiches aux murs pour indiquer les prix au gramme, il a chargé l’un de ses lieutenants d’imprimer des flyers et de les distribuer à la sortie des écoles, et il a innové en réalisant des cartes de fidélité pour lutter contre la concurrence: la dixième dose est gratuite. Il réfléchit à mettre en place un service de type Uber qui livrerait la came à domicile sur simple commande par Internet. Il bouillonne d’idées, avec une ligne directrice : appliquer les règles du capitalisme aux stupéfiants. C’est comme ça qu’il est devenu un cador.
Ses locaux sont installés dans un appartement vide que la société HLM a perdu espoir de relouer. Il a intimidé tous les voisins : menaces, pneus crevés, voire bastonnade en règle pour les plus rétifs. Seuls sont restés ceux qui ont accepté de servir de nourrices et qui entreposent de la came à leur domicile.
Une fois les récalcitrants éliminés, il a utilisé un petit deux-pièces situé au-dessus de son propre appartement pour établir son laboratoire où des épouses et des mères d’amis travaillent à confectionner les doses. Il a investi dans des balances de haute précision et dans une presse hydraulique dernier cri pour fabriquer les pains de cocaïne. Il se fait approvisionner chaque semaine en produits de coupe et adjuvants par un pharmacien véreux. Il s’attache les services d’un étudiant en chimie pour occuper le poste de contrôleur qualité. Dans des armoires fortes dort un véritable arsenal: pistolets mitrailleurs, grenades, lance-roquettes. Il a encastré dans le mur un coffre-fort qui a nécessité l’intervention d’une grue de déménageur.
Maintenant, il dort sur un magot à sept chiffres. Et chaque soir, lorsqu’il s’effondre sur son lit, sa fortune augmente de dix mille euros, nets d’impôts bien entendu.
Il se paye les conseils d’un expert comptable radié de l’ordre qui lui a fait ouvrir de nombreuses assurances-vie et des comptes en crypto-monnaies. Ce type sans vergogne a déniché un couple de retraités qui a accepté de se rendre deux fois par an en Suisse à bord de son camping-car. Shabani Dardanus a demandé à son garagiste d’aménager les bas de caisse afin de pouvoir y placer un demi-million d’euros. Il a toute confiance en son mécanicien, depuis des années il lui fait vérifier que tous ses véhicules ne sont pas pucés par la police.
Shabani Dardanus a une réputation à tenir. Dans ce milieu, une agression doit répondre à une agression. Il a déjà échappé à deux tentatives d’assassinat. La première était à la grenade, balancée sur sa berline alors qu’il patientait à un feu rouge. Avec la secousse, la voiture s’était retournée, mais il en était sorti indemne. La seconde était une embuscade. Il discutait affaires avec un Algérien dans un bar à chicha lorsque trois hommes cagoulés avaient ouvert le feu à la kalachnikov. Sans réfléchir, il avait plongé sous le comptoir et avait pu se planquer derrière un frigo. L’Algérien n’avait pas eu cette chance : cinq balles dans le bide et une dans la face.