Pour services rendus

Auteur : Iain Levison
Editeur : Levi

En 1969, ils étaient au Vietnam, embourbés dans la jungle et dans une guerre de plus en plus absurde. Fremantle, sergent aguerri, à la tête d'une section de combat, Drake, jeune recrue pas très douée. En 2016, ces deux-là se retrouvent, après quarante-sept ans. L'ancien sergent dirige sans enthousiasme le commissariat d'une petite ville du Michigan, et le soldat malhabile est un sénateur en campagne pour sa réélection. Ce dernier a raconté ses faits d'armes au Vietnam, version Disney Channel, pour s'attirer un électorat de vétérans, et il recourt à son ancien chef pour les corroborer. Ce ne sera qu'une petite formalité, une interview télévisée amicale, dans laquelle Fremantle ne devra pas vraiment mentir, non, il devra juste omettre de dire toute la vérité. Pas de quoi fouetter un flic...

IaIn LevIson, né en Écosse en 1963, arrive aux États- Unis en 1971. À la fin de son parcours universitaire, il exerce différents métiers, sources d’inspiration de son premier livre, Tribulations d’un précaire. Le succès arrivera de France avec Un petit boulot et les romans suivants, critiques drôles et cinglantes de la société américaine, qui attireront l’attention des producteurs.

Traduction : Fanchita Gonzalez Batlle
10,00 €
Parution : Janvier 2020
236 pages
ISBN : 979-1-0349-0221-7
Fiche consultée 46 fois

La presse en parle

Avec son ironie, Iain Levison flingue l’hypocrisie de l’Amérique puritaine et le cynisme de ses dirigeants.
Le Canard enchaîné

Extrait

Tunnels de Cu Chi, 30 km au nord de Saïgon Mai 1969
La première chose que voit Billy Drake en descendant du camion est le corps d’un homme mort étendu par terre. Celui-ci ne porte qu’un pantalon noir qui n’est guère plus qu’une guenille, et ses cheveux sont emmêlés autour de son visage comme s’ils étaient mouillés. Billy remarque qu’il est petit et très maigre. On distingue nettement ses côtes. Il ne repère aucune blessure sur le cadavre étendu au soleil, manifestement vietnamien, et se demande s’il est mort de faim.
Des soldats fument à proximité et Billy s’approche d’eux. «Hé, fait-il, je cherche la deuxième section, compagnie Bravo. »
Un des hommes le regarde, un grand, décharné, à la peau comme du cuir. Il indique sa gauche sans un mot. Aucun des autres soldats ne lève les yeux sur lui.
Billy tourne la tête et remarque des camions-citernes à l’arrêt et deux hommes qui discutent, penchés sur une carte étalée sur le capot d’une jeep. Il y a d’autres corps alignés sur le sol, en guenilles noires, sans chemise, tous maigres et les cheveux collés au visage ; pas de blessures ni de sang apparents. L’un d’eux est couché dans le sens inverse, sa chevelure est plus longue, et Billy se rend compte que c’est une femme. Il reste interdit. Les cadavres masculins étaient les premiers qu’il voyait, et tout comme les soldats autour de lui il essayait de faire comme s’ils n’étaient pas là. Mais la femme morte l’a pris par surprise.
«Hé, tête de nœud, par ici.» Le sergent, l’un des hommes à côté de la jeep, lui fait signe. «Où sont les autres ?
– Lesautres?
– Vous êtes censés être quatre, non?» Le sergent s’approche. Un mètre quatre-vingts, tout en muscles. En deux jours de Vietnam, c’est le premier soldat que Billy trouve à l’aise dans son uniforme. Il est mince mais pas décharné, bronzé mais pas recuit, et ne paraît pas épuisé. Aucune sueur ne dégouline sur sa figure. Il ne halète pas, n’a pas le regard vide des autres soldats et son gilet pare-balles n’est pas ouvert comme si c’était plus important de laisser entrer l’air frais que d’arrêter les balles. Sa voix est forte et ferme. Il est vif, plein d’énergie, et il scrute rapidement la cime des arbres tout en marchant vers Billy. « Le chef de bataillon Lucas avait dit que je recevrais quatre remplaçants. »
Billy comprend que son rôle est désormais d’annoncer les mauvaises nouvelles. « Les trois gars qui étaient avec moi dans l’hélico ont été déposés dans la compagnie Alpha. Le chauffeur de camion m’a amené ici. » Il voit le visage du sergent s’assombrir.
«Un gars? Putain, un gars? J’en ai perdu huit le mois dernier et ils m’en envoient un seul ? » Le sergent boit une gorgée à son bidon et regarde Billy, et bien qu’ils soient de la même taille, Billy a l’impression de devoir lever la tête. « Vous êtes Superman ? »
C’est une de ces questions auxquelles on n’est pas vraiment censé répondre, mais les sergents sont tous différents. Billy ne connaît pas encore celui-là. Parfois ils vous crient dessus si vous vous contentez de rester muet.
« Non, sergent. »
Le sergent l’examine, d’abord les yeux, puis le fusil et le paquetage. Billy est propre et rutilant, ni boue ni traces d’usure. Même ses bottes brillent.
« Votre nom ?
– Drake, sergent. Première classe Drake. »
Le sergent hoche la tête. Puis il indique les corps
étendus, propres et intacts, comme s’ils prenaient un bain de soleil les yeux fermés.
«On vient de les sortir des tunnels. Ce camion, là, dit-il en indiquant un des camions-citernes qui ramène un tuyau, vient de déverser plus de 10000 litres d’eau dans ce tunnel. On en a eu quelques-uns. Peut-être cinq. » Le sergent paraît satisfait de sa journée de travail. «Quand le photographe aura fini, vous pourrez aider les autres à les enterrer. Un jour comme aujourd’hui ils vont commencer à puer dans trois heures. » Billy voit un photographe en treillis, casqué, prendre des photos des cadavres.
« Oui, sergent. »
Le sergent indique les arbres. « Vous voyez des singes dans les arbres ? »
Billy lève les yeux vers l’entrelacement épais de feuilles et de branches tout autour de la clairière. Pas de singes. « Non, sergent. »
Le sergent hoche la tête. «Allez rejoindre le premier groupe. C’est Peterson qui commande. Par ici.» Le sergent indique un groupe d’hommes qui fument, étendus sous un arbre. « Demandez à Peterson de vous montrer comment coller vos grenades pour ne tuer personne.» En tournant les talons pour rejoindre la jeep il ajoute: «Il faudra aussi qu’il vous montre comment vous accrocher pour éviter les pièges à araignées.
– Oui, sergent.» Billy n’a pas la moindre idée de ce que tout ça veut dire. M’accrocher pour éviter les pièges? Coller mes grenades? Qu’est-ce qu’elles ont, mes grenades ? C’est comme ça qu’on lui a appris à les attacher à ses sangles pendant son entraînement à Fort Huachuca.
Billy se débarrasse de son paquetage près des types qui fument sous l’arbre et il se sent vaguement nauséeux. La chaleur, peut-être. II continue d’éviter de regarder les cadavres.
Peterson est un blond guère plus âgé que Billy qui ne le regarde pas pendant qu’il exécute les ordres du sergent, colle ses grenades et lui montre comment s’accrocher à son voisin. Un des Noirs couchés sous un arbre regarde droit devant lui et récite un monologue ininterrompu.
«À l’entraînement ils t’apprennent pas la bonne manière d’accrocher les grenades, dit-il. Elles se décrochent et c’est la merde. Cette grenade explose et tu es mort. Tous ceux qui t’entourent aussi. Personne veut s’approcher d’un nouveau tant qu’il colle pas bien ses foutues grenades. »
Billy enregistre tout. À peu près tous ceux qui lui ont donné des conseils sur la guerre, son oncle, son papa, ses sergents, ont parlé de l’importance de la fermer, et c’est ce que fait Billy. Il a cessé de demander conseil à des vétérans après avoir parlé à deux marines ivres à Tan Son Nhat. Les marines attendaient de grimper dans un avion pour rentrer à San Francisco, et ils l’avaient pris à part pour lui donner d’un air sombre un conseil qu’il n’avait pas demandé : « Billy, ont-ils dit, dans une zone de combat c’est très important que tu te rappelles une chose.
– Oui, avait dit Billy en se penchant en avant, impatient.
– Pisse dans ton froc!» Et ils avaient tous les deux ricané bruyamment. «Pisse dans ton froc!» Ah! Ah! Très drôle. Billy, penaud, avait regardé par terre et décidé que la qualité de la sagesse se détériorait à mesure qu’il s’approchait de l’action réelle. Aucune philosophie là-dedans, rien qu’un conseil pratique et de l’humour macabre.
«Cette ceinture sert à s’accrocher dos à dos pour pouvoir avancer à reculons quand on marche sur un terrain piégé, poursuit Tate, le Noir, d’un ton monotone. Le piège à araignées est un trou dans le sol plein de foutus Viêt-congs. Tu le dépasses et ils sortent de leur boîte pour te tirer dans le dos. Y a de ces saloperies de pièges partout dans le coin. »
Aucun soldat ne donne son nom. Aucun ne demande celui de Billy ni d’où il vient. Quand le Noir a terminé ses explications il s’assoit, prend une dernière bouffée de sa cigarette et regarde en haut dans les arbres.
« Tu vois des singes là-haut, le bleu ? »
Billy scrute de nouveau la canopée sans voir de singes. Il secoue la tête, ce qui fait rigoler un des autres hommes, lui aussi avachi sous un arbre.
Peterson lève les yeux et Billy remarque qu’ils sont injectés de sang à force d’épuisement. Il pose la main sur l’épaule de Billy et tend le doigt vers l’arbre directement au-dessus d’eux. « Sérieusement, vieux, tu vois pas ce singe juste là ? »
Plusieurs hommes se marrent en regardant Billy qui fixe le feuillage. Aucun doute, pas de singe là-haut. C’est une blague entre initiés. Billy hausse les épaules et secoue la tête. Nouveaux rires. Peterson prend un air plus perplexe que dégoûté et va s’asseoir sur son paquetage.
«Reposez-vous. On enterrera ces maudits niakoués dans quelques minutes, ensuite on montera le camp pour la nuit. »

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