Panne de secteur

Paul en fut tout d’un coup ébranlé. Il s’immobilisa à quelques mètres de distance du jeune homme, n’osant esquisser le moindre pas dans sa direction. Alors qu’il cherchait encore quelques minutes auparavant une manière de contenir les bouffées d’agressivité que le comportement du jeune homme avait éveillées, son corps tout entier était maintenant envahi par une sorte de ramollissement généralisé. Impulsion soudaine qui le prit au dépourvu, il fut même un instant parcouru d’une irrésistible envie de serrer le jeune homme dans ses bras en caressant sa courte chevelure crépue. Il était donc là, à quelques mètres de lui, l’objet du marasme dans lequel ils pataugeaient en famille depuis tout ce temps. Un grand Black aux traits éclairés, fin comme un guerrier bambara. Pour des raisons échappant à toute rationalité, Paul se sentit infiniment rassuré par cette découverte, comme si les caractéristiques du jeune homme excluaient toute possibilité que la situation ne trouve une résolution harmonieuse, ainsi que le suggérait le mouvement délicat de ses longs doigts sur le clavier. Aymeric donc, fils de réfugiés politiques soudanais, climatiques somaliens, échappés du génocide peul ou des exactions ivoiriennes...
Mais tandis que défilaient les différentes conjectures géopolitiques tragiques dont le continent africain est pourvu avec générosité, il ressentit derrière lui, soit à l’opposé de la direction de son regard, la pression d’un doigt s’enfoncer à l’extrémité supérieure de son omoplate, accompagnée d’une voix qui, par sa tonalité insistante, suggérait la répétition d’une question qu’il n’avait sans doute pas entendue lors de son initiale élocution « Vous êtes le père de Bérénice? » le contraignant à se retourner brutalement et par le même mouvement à abandonner la cartographie des malédictions du continent noir.
Ils se firent alors face, leurs deux visages étant séparés d’à peine quelques centimètres, bien que Paul fût néanmoins contraint à une nette inclinaison de la tête motivée par la quinzaine de centimètres qui séparait leurs tailles respectives, le sommet de son crâne se trouvant presque en contact avec la base hirsute du menton d’Aymeric, tout en pâleur caucasienne.
Paul, fort éprouvé par tous ces aléas intercontinentaux, proposa un repli plus stratégique vers les deux sièges disposés de part et d’autre d’une étroite table en zinc où ils s’assirent en silence. Si Bérénice avait été presque dans l’immédiat bouleversée par l’arrogance juvénile qui exsudait du visage osseux et hérissé d’Aymeric, Paul ressentit dans une identique immédiateté comme une perspective d’exaspération. Bien que pauvrement étayée, cette première impression paraissait être en mesure d’assujettir dans un même registre et pour une longue période les sentiments divers que pourrait lui inspirer le jeune homme, à la manière qu’une intoxication alimentaire suscite parfois pour l’aliment incriminé une nausée irréversible, fût-il ensuite présenté dans un meilleur état de conditionnement.