Mississippi Solo

Auteur : Eddy L. Harris
Editeur : Liana Levi
Sélection Rue des Livres

Eddy a trente ans et désespère de faire quelque chose de sa vie. Il décide de descendre le Mississippi en canoë depuis sa source, dans le Minnesota, jusqu'à La Nouvelle-Orléans au sud. « De là où il n'y a pas de Noirs à là où on ne nous aime toujours pas beaucoup », l'avise son vieil ami Robert. Il est déjà tard dans la saison, les premières neiges sont tombées, Eddy a peur du froid, de l'eau, des rapides, des castors, des ours la nuit et des barges le jour, mais pas des gens. Il est noir, mais ne s'est jamais vécu comme tel ; le racisme est une réalité, mais encore faut-il donner aux gens l'occasion de surmonter leurs préjugés. Il va s'y employer, tout au long des 6 500 kilomètres de l'Old Man River, la colonne vertébrale des États-Unis, comptant sur la bienveillance des individus qu'il va rencontrer. Il raconte l'histoire du fleuve, dompté par le Corps du génie de l'armée américaine, mais toujours fier, généreux et imprévisible, à l'image du narrateur.

Traduction : Pascale-Marie Deschamps
21,00 €
Parution : Septembre 2020
400 pages
ISBN : 979-1-0349-0261-3
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La presse en parle

Une prouesse littéraire, digne des plus grands écrivains voyageurs pour son art du croquis et son talent descriptif.
Le Monde


Il rame à la rencontre de ses rêves, de son histoire, de son pays et de ses habitants. Et il raconte le tout d’une plume simple et efficace.
Le Canard enchaîné

Extrait

Le rêve
Le Mississippi est accablé des fardeaux de la nation. Large à Saint-Louis où j’ai grandi, le fleuve coule dans ma mémoire, brun et lourd et lent, oisif en apparence, mais toujours occupé par des barges et des remorqueurs, toujours au travail – comme mon père –, toujours en mouvement, terrible et intimidant. Tout petit déjà, je regardais le fleuve, trop jeune pour comprendre que les barges chargées de céréales et de charbon ne sont pas le seul fardeau du Mississippi, qu’il charrie aussi péchés et rédemption, rêves, aventures et destin. Enfant, je craignais le fleuve et le respectais plus que je ne craignais Dieu. Adulte, je le crains davantage encore.
À chaque fois que ma famille projetait une excursion sur l’autre rive et que je devais en être, je faisais des cauchemars pleins de cris. Ce vieux Veteran’s Bridge paraissait si précaire et branlant. Mon imagination fabriquait une passerelle délabrée et chancelante, aux vieilles lattes en bois, étroites, pourries et fragiles, sans le moindre support de béton pour l’étayer. La misérable construction tenait par des poutrelles métalliques anciennes et rouillées, bosselées et corrodées par l’oxydation, alors qu’elles auraient dû être brillantes et noires. Le pont oscillait dans le vent, prêt à s’effondrer à l’approche de la voiture qui nous emmenait ma famille et moi, puis nous plongions dans le vide après avoir fracassé la frêle rambarde en bois et nous piquions vers le fleuve. Tout le monde criait, sauf moi. Je me bouchais les oreilles et j’attendais le plouf. Il n’est jamais venu. Je me suis toujours réveillé, toujours en vie pour rêver ce rêve encore et encore, dans mon sommeil, mais aussi quand nous traversions le fleuve.
Son lit était plein de poissons-chats géants et d’alligators, de plaques de glace et d’arbres que, souvent enragé et monstrueux, il avait arrachés aux rives dans sa course.
Le Mississippi. Puissant, boueux, dangereux, rebelle, et pourtant fort et paternel. Le fleuve s’est emparé de mon imagination dans ma jeunesse et ne l’a jamais lâchée. Aussi loin que je me souvienne, je voulais en faire partie autant qu’être un héros, robuste, courageux et infatigable comme lui, occupant une telle place dans la vie et le monde qu’on ne pourrait m’ignorer ou m’oublier. Je m’asseyais sur la digue et regardais les eaux troubles descendre pesamment vers la mer, et je rêvais des villes et des cités traversées par le fleuve, des fermes, des champs et des ponts, de la magie des débris ramassés ici, déposés là, et des autres rivières en chemin : Ohio, Illinois, Arkansas, embarquant tout pour un magnifique voyage jusqu’au golfe du Mexique et au-delà. Moi aussi je voulais partir. Tremper d’abord mes orteils dans l’eau pour la tâter, puis y entrer tout entier, m’accrocher à n’importe quoi, flotter, laisser le fleuve m’abandonner n’importe où, puis me reprendre et m’emporter. Où, je m’en fichais, j’avais juste envie de partir. Mais mes parents n’étaient pas d’accord.
Maintenant je suis adulte, mes parents ne peuvent plus m’en empêcher. J’ai cet âge magique, trente ans, où un homme s’arrête pour faire le bilan de sa vie et repense à tous ses rêves de jeunesse qui ne se réaliseront pas. Pas d’ascension de l’Everest, ni de sélection chez les Yankees, ni de grand roman américain. À la place, la réalité : femme, bébés et emprunts, retraite, sécurité. Pas de grands risques. Plus de chutes. Plus de genoux écorchés. Pas de grands échecs. Je me suis dit : est-ce la fatalité ?
Je n’ai jamais eu peur du ridicule et je ne crains pas l’échec. J’ai décidé de descendre le Mississippi en canoë et de découvrir de quel bois j’étais fait.
Une fois qu’ils ont atteint un certain âge, les rêveurs ne sont plus tenus en grande estime. On les raille, au contraire, on les traite de fous et de feignants. Même leurs amis. Surtout leurs amis !
Les rêves sont délicats, tissés de fils de la Vierge. Ils s’accrochent légèrement à la brise, comme suspendus au néant. Le moindre coup de vent les déchire. Mon rêve a été brisé par mes amis. C’est quoi le but ? Qu’est-ce que tu veux prouver? Pourquoi pas les chutes du Niagara en tonneau, tant que tu y es?
Et ils se disaient mes amis... Ça m’a fait un mal de chien. L’un d’eux m’a même suggéré de prendre le bus ! Au lieu de m’aider à m’envoler, ils me décourageaient et se moquaient de moi.
Monter dans un canoë à la source du Mississippi, direction La Nouvelle-Orléans, personne ne fait ça, s’il est normal et sain d’esprit. Peut-être à cause du danger encouru, ou parce que cela révèle un excès de désir et de détermination, de passion et de volonté, ou peut-être est-ce simplement trop inhabituel.
Quoi qu’il en soit, mon projet a été rejeté en bloc et au lieu d’une jubilation enfantine, c’est dans le doute et le chagrin que j’ai envisagé ma descente du fleuve en canoë, parce que le triomphe ressenti à la perspective de cette aventure avait été anéanti par mes amis. Comme Galilée face à l’Église, j’étais prêt à renier mes idées radicales et à retourner à la normalité.
Mais mon rêve, délicat et encore suspendu à la brise, était aussi réel que ces vaporeuses et aériennes toiles d’araignées estivales, et aussi accrocheur. Une fois qu’elles s’attachent à vous, il est difficile de s’en débarrasser. Il en allait de même de mon désir de chevaucher le fleuve.

Autres éditions

Mississippi Solo
Poche (Mai 2022)
Informations sur le livre