Revenir à Vienne
Vienne, en cette année 1946, brille encore de tous ses feux dans les mémoires, bien que la guerre ait mis à genoux le pays, affamé la population et détruit une bonne partie des immeubles cossus. L'Opéra lui-même est complètement calciné. Pourtant, dans les grands hôtels, les femmes recommencent à danser, cette fois avec les Américains qui occupent la ville. Y retourner, après huit années d'exil new-yorkais, constitue le rêve de Felix von Geldern et de sa grand-mère Viktoria. Mais, malgré les beaux habits sortis des malles, le coeur n'y est pas. Comment danser sur les décombres, renouer avec les anciennes amours et faire fi des compromissions et des non-dits sur le récent passé nazi. Revenir, c'est être déchiré par des sentiments contradictoires: la condamnation ou le pardon... Un grand roman sur la difficile confrontation avec une Histoire que l'on aimerait oublier.
Ernst Lothar (1890-1974), écrivain viennois proche d’Arthur Schnitzler, Stefan Zweig et Max Reinhardt, quitte l’Autriche en 1938, en raison de ses origines juives. Réfugié à New York, il fonde l’Austrian Theater. C’est là qu’est publié en 1944 Mélodie de Vienne. De retour après la guerre comme conseiller du gouvernement américain en charge de la dénazification culturelle, Ernst Lothar reprend ses collaborations théâtrales, dirige le Burgtheater et termine l’écriture de Revenir à Vienne, très inspiré de sa propre expérience.
Extrait
Un oiseau s’envole
Felix enfila son imperméable. Lorsqu’il était parti de Grand-Central vingt minutes plus tôt, il faisait lourd à New York mais il n’y avait pas un nuage. À la hauteur de la 125e Rue, le ciel s’était couvert. À Mount Vernon il était noir. À Tuckahoe la pluie commençait. Et quand il était descendu, il tombait des cordes. Tout ça en vingt minutes.
Il remonta son col, furieux. En cela aussi Felix était bien viennois: un rien le mettait hors de lui. Pendant des mois il avait fait l’aller-retour sans qu’il tombe une goutte. Et précisément aujourd’hui où il transportait une robe Lanz dans un fragile carton, il fallait qu’il pleuve à verse. La robe serait trempée avant qu’il puisse la donner à Livia. Il plaqua tant bien que mal la longue boîte contre sa poitrine et boutonna son imperméable. Au diable les amplitudes américaines! Quand il faisait chaud, c’était l’étuve ; quand il pleuvait, le déluge. Toujours les extrêmes. À Salzbourg l’été n’était pas des plus secs, mais avec un imperméable et un parapluie on était à l’abri du désastre.
Il oublia qu’il n’avait pas de parapluie, et sa colère s’accrut en voyant les chauffeurs de taxi qui attendaient en haut de l’escalier menant à la route entasser cinq par cinq dans les cabs des voyageurs parfaitement étrangers les uns aux autres. Felix avait horreur qu’on dispose de lui et il n’en pouvait plus de s’entendre dire à tout bout de champ en guise d’explication: «There is a war on, Mister.» Que ce fût la guerre ne lui avait pas échappé. Il avait su cette guerre inévitable à la seconde même où Hitler était entré dans Vienne, quand la famille von Geldern (maison mère à Vienne, filiale à Paris) s’était vue menacée et l’Autriche transformée en une obscure province allemande. Il l’avait dit lors de l’examen médical à New York et écrit maintes fois à ces messieurs de Washington : There is a war on, Mister, et moi, Felix von Geldern, je veux la faire. Je peux vous être utile, croyez-moi ! Mais on lui avait poliment répondu : « Non merci, vous avez une trop mauvaise vue. »
Il était myope certes, mais il y voyait assez pour vendre chèrement sa peau. Estime-toi heureux, lui avait dit la famille (à l’exception de bonne-maman Viktoria), au moins tu as la paix. Au diable la famille ! C’est bien à eux qu’il fallait rappeler qu’on était en guerre. Ils étaient si convaincus d’avoir souffert le martyre lors de leur émigration plus ou moins forcée (cabines de luxe sur le Queen Mary et le Normandie) qu’ils se posaient en victimes héroïques dans leurs suites au Plaza, leurs appartements au coin de la 5e Avenue et de la 68e Rue, leurs villégiatures au Lake Placid et leurs week-ends de golf au Westchester Country Club. À la pensée de la famille, Felix rejeta impétueusement la tête en arrière, geste dont il était coutumier. Pas moyen de discuter avec des incorrigibles.
D’apparence aussi, Felix avait tout du Viennois. Il était grand, mais sans raideur (« nonchalant », disait-on à Vienne). Ses yeux derrière les lunettes à monture d’écaille avaient quelque chose d’attirant malgré leur myopie: leur vivacité et leur curiosité juvéniles séduisaient. Comme sa grand-mère Viktoria, Felix était un des êtres les plus curieux qui soient. Qu’il portât comme un musicien – bien qu’il fût juriste – le cheveu plus long que nécessaire et prodiguât au choix de ses costumes et de ses cravates plus de soin qu’il voulait bien l’admettre participaient des contradictions viennoises de son être: il détestait l’affectation – la pose, comme on disait à Vienne –, mais il avait une faiblesse caractérisée, il aimait plaire. Une réflexion de son oncle Richard saisie au vol, «Felix est le moins beau de la famille », avait durablement marqué son enfance. Oncle Richard qui avait affirmé plus tard « L’Amérique n’entrera jamais en guerre » s’était trompé là aussi. Son verdict ne hantait pas moins Felix, jusqu’à cet instant même sous cette pluie battante.
«Non, merci», dit-il aux chauffeurs de taxi, quand c’était une pure folie d’aller à pied (céder à ses impulsions était un autre de ses traits, il faisait des choses qu’il n’eût pas envisagées une seconde plus tôt). Ils auraient pourtant dû savoir qu’il ne déboursait pas trente-cinq cents pour un taxi même sous une pluie battante, eux qui le voyaient depuis des années prendre le train de 7 h 49 pour New York et en revenir le soir par celui de 6h25!
Il suivit le raccourci qui passait sous le viaduc et longeait la rivière. Par beau temps, il parcourait la distance de quelques minutes entre la gare et son logement avec deux hommes et quatre filles, qu’il ne connaissait que de vue. Des commuters comme lui, qui vivaient en banlieue, travaillaient en ville et prenaient les mêmes trains. Avant Pearl Harbor il y avait quatre hommes et deux filles. Felix ne connaissait pas leur nom, mais la couleur de leurs costumes. Jusqu’en décembre ils étaient bleu vif ou bruns; ensuite les hommes portaient des imperméables clairs; le Sun ou le World-Telegram dépassait de la poche de leur veste, et ils précédaient toujours Felix de quelques pas. Les filles, par contre, marchaient derrière lui. Elles gloussaient tout le temps. Quand il bifurquait à droite en prenant le petit pont de bois, il se retournait régulièrement et constatait qu’elles portaient de petites boîtes bleues carrées; elles avaient acheté des pâtisseries Cushman chez le boulanger pour le dîner.
Cette averse était tellement incroyable qu’on pataugeait dans les flaques là où il y avait une rue l’instant d’avant. Le long carton contre son estomac commençait à prendre l’humidité. Eh bien, je la lui donnerai demain. Il faut d’abord que ça sèche, décida-t-il. Ce délai lui inspira une sorte de soulagement.
Il voulait lui faire plaisir. C’est pour cela qu’il avait fait pendant des semaines les vitrines de la 5e Avenue avant d’acheter la robe. Mais d’aussi loin qu’il se souvînt, il n’avait jamais pu dire à quelqu’un : « Tiens. C’est un cadeau, je l’ai acheté pour toi. » Il trouvait de la dernière présomption pour un homme d’acquérir avec cent schillings autrichiens ou cent dollars ou que sais-je une quelconque prétention aux remerciements. Et il ne pourrait sûrement pas chanter Happy Birthday to You !, il était trop inhibé pour ça. Chapeau, se disait-il en pensant à ces gens capables de se lever en toute simplicité pour chanter Happy Birthday. La pluie trouait le sol. Les chênes dont la hauteur était impressionnante agitaient leur cime dans la tempête. À l’ouest il y eut des éclairs.
Suivis de coups de tonnerre qui ressemblaient à des détonations. L’air chargé d’électricité était quasiment irrespirable.
Trempé de sueur et de pluie, Felix entra par la porte de derrière.
Livia devait l’avoir entendu arriver. Elle était dans le vestibule. « Vous avez été surpris par l’orage, Herr von Geldern ? » Elle ne lui disait pas Mr van Geldern, mais Herr von Geldern.
« Bonsoir, Livia. J’aurais dû prendre un taxi.
– La gare n’est qu’à deux pas.» Jamais encore elle n’avait critiqué quelque chose qu’il avait dit ou qu’il avait fait.
Il fourrageait dans son imperméable qu’il ne voulait pas ôter à cause du carton.
« Vous feriez peut-être mieux de le garder, dit Livia. Hansl a disparu. »