Entre la source et l'estuaire
Dans ce roman l’auteur recueille la confession de Lazare devenant sous le regard complaisant du mari l’amant fougueux de sa femme, venue des steppes du Kazakhstan. Et comment ce marivaudage ludique tourne à la rivalité démente. Dans un décor qui évoque Simenon et Jean Vigo, une histoire magistralement menée.
Extrait
– Tu vois, là-bas ? C’est l’ancien embarcadère, celui du bac... On y arrive, mon gars. C’est ici que tout a commencé. Ici précisément. Le bac permettait de traverser la rivière avant qu’ils ne construisent un pont à trois kilomètres d’ici. La liaison s’est arrêtée, faute de passagers.
Il se tut. Nous nous trouvions à une trentaine de mètres de l’embarcadère abandonné, tagué de graffitis illisibles, avec ses anneaux rongés par la rouille, ses bittes d’amarrage, sa rampe qui s’enfonçait dans l’eau.
– À cet endroit partait le bac, reprit Lazare. Mais ce jour-là, il n’y en avait pas, à cause d’un problème mécanique. J’étais venu pêcher, comme souvent. À l’époque, je travaillais sur les chantiers, je suis menuisier... Et je me débrouille aussi dans la charpente. Donc, j’étais seul avec mon chien, ce jour-là, pas celui que tu as vu... celui d’avant... Je vois tout à coup deux personnes sur l’embarcadère, qui attendent. J’approche et je leur crie : « Oh! Pas de bac aujourd’hui! Il est en panne! » Et forcément, je me propose de les faire traverser grâce à ma barque. Ils acceptent, j’accoste, ils montent, enfin... ils montent... aussi maladroits que des pingouins, ces deux-là, mais ils y arrivent ! Je remarque surtout qu’ils ne sont pas d’ici. « On habite en face, me dit l’homme. On vient d’acheter la maison, sur le terrain en pente, après les peupliers. » Cette maison, je la connais bien : c’est celle du docteur Moreau, mort l’année précédente. Un ivrogne, mais sympathique. Ses gamins venaient de vendre la bâtisse. D’ici c’est difficile de la voir, à cause des arbres... Je te la montrerai plus tard. C’est une vieille maison, dans un style manoir, qui a beaucoup de cachet, avec des fondations épaisses, en pierre, et un toit de lauzes avec des pignons à redents. Les grands balcons donnent sur la rivière et les collines, oui, c’est une très chouette baraque...
Autant te dire que pour s’en acheter une comme celle-ci, et pour l’entretenir, sans compter le terrain de plusieurs hectares autour, il faut posséder quelques billes... L’homme en a, ça se voit. Le gars a l’air content de son acquisition. Sa femme est étrangère, elle a la peau mate, des yeux bridés, des pommettes bien rondes... et une vive intensité dans le regard. Elle est surtout beaucoup plus jeune que lui : il a plus de soixante ans quand elle en affiche environ vingt-cinq. Allez, trente, tout au plus. J’avais même cru que c’était sa fille... Elle portait un châle autour du visage, qui faisait ressortir ses yeux sombres, et une écharpe aussi, cachant ses lèvres et sa gorge. Nous voilà au milieu de la traversée quand le type me lance : « Dites, vous connaissez la fable du scorpion et de la tortue ? C’est une fable de l’Antiquité. – Non, je ne connais pas.
– C’est l’histoire d’un scorpion, sur le bord d’un fleuve, qui voit une tortue sortir de l’eau. Il lui dit : “Bonjour, madame la Tortue. Auriez-vous l’extrême amabilité de bien vouloir me faire traverser, je vous prie ?
– Je ne suis pas folle! répond la tortue. Je connais le danger que représente un scorpion. Passez votre chemin !
– Mais enfin, vous faites erreur, dit le scorpion. Si vous me prenez sur votre carapace pour traverser, je ne peux pas prendre le risque de vous piquer : je me noierais aussitôt ! Nous, les scorpions, nous ne savons pas nager, et je n’ai pas envie de finir noyé!
– Ça, c’est vrai...” concède la tortue, touchée par l’argument et la cordialité du scorpion. Prise de compassion pour l’animal, elle accepte de le laisser monter sur sa carapace avant d’entrer dans l’eau. Voilà qu’ils ont presque atteint l’autre rive, quand la tortue sent une terrible douleur dans le cou ! Le scorpion vient de la piquer de son dard mortel! Le venin se propage, il la paralyse déjà, et alors qu’elle s’apprête à mourir, elle lui jette : “Malheureux ! mais... mais pourquoi as-tu fait ça?! Nous allons mourir tous les deux, maintenant !
– Je sais, répond le scorpion... Je sais bien. Mais c’est dans ma nature, c’est plus fort que moi. Je n’ai pas pu m’en empêcher.”
Et voilà que la tortue coule avec le scorpion, et tous deux périssent dans le fleuve. »
Voilà la fable que me raconte ce type, avant d’ajouter : « Mais c’est une plaisanterie, bien sûr ! Je ne suis pas un scorpion : je sais nager, et vous n’avez rien d’une tortue. Vous êtes notre nautonier ! » Notre « nautonier », il me sort comme ça, je me souviens. Moi, je ne savais pas ce que c’était, un nautonier. Puis il me parle d’un fleuve en Afrique, le Zambèze, qu’il a traversé en pirogue. Je ne vois pas bien le rapport avec le Doubs, mais enfin... on sympathise là-dessus.