39,4
François a mis le cap sur une soixantaine peu rugissante. Être perçu comme un préretraité de la vie alors qu’on a grenier plein agace, pousse à une certaine forme de fureur mêlée de morosité. Donc, réagir et mettre en place, le premier dans l’histoire de l’humanité, un putsch chronologique : ayant appris par une analyse médicale que son état physique correspond à celui d’un homme de 39 ans et des poussières, il demande révision de son âge légal auprès des autorités.
Extrait
Ensemble, ils partageaient le même désir de combattre un adversaire sournois qui écrasait l’humanité depuis la nuit des temps et contre lequel l’humanité n’avait fait que baisser les yeux. Mais que tous ceux qui avaient l’obsolescence radieuse se rassurent, personne n’avait ici l’intention de vider les EHPAD. Pour conserver une image usitée lors de ses colloques, ils n’étaient animés que par la modeste prétention de ralentir un peu le train. Pas de changer la gare du terminus. Prolonger le voyage, en première si possible et le plus longtemps possible, précisa-t-il, soucieux d’étayer sa précieuse métaphore ferroviaire. C’est à cet endroit, au hasard d’un aiguillage sur un paysage monotone que leurs ambitions se croisaient, ajouta-t-il. Car il était au plus profond de lui-même convaincu que François n’accordait pas non plus un crédit illimité à ce qui était écrit, conformément à la recommandation qui figurait sur la fresque située dans le hall d’entrée. Il les voyait l’un et l’autre comme deux artisans affectés à des corps de métiers complémentaires sur un même chantier. Chez HumanProg, on réparait, on augmentait. François, lui, ajustait. Car la seule manière d’arriver à l’heure si on devait prolonger le voyage n’était-elle pas de reculer l’heure de sa montre ? Et là, François les avait tous impressionnés.
Bluffés même. Un geste transhumaniste d’une ampleur considérable même s’il n’en mesurait pas encore bien toute la portée.
Étrange atmosphère que celle qui flottait dans l’espace vitré, qui rappela à François une scène jumelle, une sensation interprétée parfois comme l’expression d’une brève et fruste crise d’épilepsie. Quelques semaines après sa rencontre avec Tigrane, il sentait désormais sur lui le regard bienveillant de deux inconnus penchés sur sa détresse comme deux parents sur le couffin d’un nourrisson réveillé par une terreur nocturne. L’un et l’autre lui tendaient les bras, mais lui ne savait pas s’il devait s’agripper à leurs membres ou adopter la réserve prudente d’un touriste averti dans un souk oriental. Après un silence embarrassant, le docteur Lamarc interrogea François sur les évolutions de sa situation juridique, mais supposa, à la mine contrariée du psychiatre, que celui-ci n’accordait que peu de crédit aux secousses telluriques prévues par Tigrane.
– Vous en êtes au point mort en quelque sorte, n’est-ce pas?
François, qui fut un bref instant irrité par les prédictions péremptoires de son interlocuteur, tenta avec maladresse de relayer les propos optimistes de son avocat. Jehan Lamarc se leva alors brutalement et François crut un instant que le psychiatre, déçu par tant de naïveté, mettrait un terme à leur entretien. Mais il n’en fut rien. Il releva ses manches de chemise, découvrant des avant-bras étroits et tendus d’où saillaient sous les poils bruns de larges cordons veineux, et reprit d’une voix douce. Ainsi qu’il le redoutait, François était seul, bien trop seul, condamné à l’inaudible, pire, à l’invisible. Enfin il était, si l’on voulait lui pardonner l’expression, monté au front très peu vêtu. Il avait tiré une première salve sur une plaine morne, mais manquait de structure d’appui. En clair, le temps était venu d’optimiser les atouts terrain, de faire interagir les axes mobilisateurs, d’anticiper et de réunir les facteurs d’excellence, les sourcings de confiance. François opina. Cette langue au ciment, étalée à la truelle, lui était pourtant plus familière et surtout plus concrète.