Semper paratus
Écrire un roman demande des compétences qui mêlent sans trembler la science du contrôle maritime, l'art de la vigie et le sacerdoce du sauvetage en mer. D'un côté, on se régale de faire grouiller, s'entrecroiser, se frôler ou se percuter une scintillante escadre de petites destinées, de l'autre, devoir est là de se jeter à l'eau pour, en cas de tornade, éviter le naufrage, sauver son équipage. Pour cela, et c'est le titre même, le sens, du nouveau roman de Marc Salbert, se tenir"semper paratus", être"toujours prêt", prêt aux trous d'air et aux deuils brusques, aux lâchages et aux retours de flamme. Vont donc s'afficher, sur l'écran radar et sous l'oeil du lecteur, en puissance de tous impacts et trajectoires, Mathilde Serboni, veuve tragique et solitaire, à la beauté minérale et aux proches mystérieusement disparus en plein ciel, Alexandre Cuvillier, accort jeune homme devenu guetteur d'un sémaphore finistérien pour noyer dans les embruns ses tristes amours brésiliennes; s'ajoute à ce duo, dont les trajectoires vont inéluctablement se rejoindre, un trio de vigies hautes en déboires et fortes en gueule : de Bordemart, en rupture d'une princesse cambodgienne, Pujol, en souffrance d'éloignement sentimental, et le polonais Sobalski. Sur fond d'embardées aériennes et d'embouteillages maritimes, ponctués de contacts radio et de tempête soudaine, d'abordages amoureux et de renflouages érotiques, on assistera donc, sous l'oeil sémaphorique de Marc Salbert, à une épopée bretonne qui tient de la régate sentimentale et du convoyage affectif à haut risque.
Extrait
Une odeur d’encaustique flotte dans le café, les lambris sont lustrés de frais. Au comptoir, trois vieux en vareuse boivent un petit blanc en silence pendant que la patronne sèche au torchon des verres à demis. La radio passe une chanson en breton, on comprend parfois un mot en français avant de replonger dans l’inconnu.
– Vous parlez breton ? demande Alexandre d’un ton badin.
Depuis 8 heures ce matin, il attendait dans sa voiture qu’elle sorte de chez elle pour la suivre et l’aborder. Une filature dans les règles de l’art, à distance et en souplesse. Il a failli la perdre le long de la plage de Morgat en jetant un coup d’œil aux fenêtres de son appartement, mais d’un coup d’accélérateur, il a recollé dans la côte de Crozon, juste avant le cinéma. Quand il l’a vue entrer dans l’église, il a patienté, il lui semblait inconvenant de surgir devant elle entre deux prie-Dieu. Il a bien perçu son malaise lorsqu’elle est ressortie et il lui a laissé un peu d’avance avant d’entamer sa manœuvre d’encerclement. C’est l’instant de vérité, il faut briller ou disparaître.
– Non, répond-elle en tournant sa cuillère dans la tasse.
Mathilde le regarde pour la première fois, un visage régulier, des cheveux drus coupés courts, des yeux bleus, un pull marin boutonné à l’épaule, il a l’allure d’un jeune premier de série télé, une beauté un peu lisse que l’on remarque mais qui n’imprime pas. Elle pense qu’il a sans doute du succès, les femmes aiment ce genre de physique, enfinqu’est-cequ’elleensait?Voilàbienuneques- tion qui ne l’a pas effleurée depuis des années.
Alexandre lit dans ses yeux qu’elle va se lever et partir. Ses questions maladroites suivies de réponses laconiques ne mènent à rien, il faut changer de tactique.
– Écoutez, dès que je vous ai vue à la Palue, au milieu des vagues, j’ai su que... Laissez-moi une chance de vous connaître, accordez-moi un peu de votre temps. Au pire, vous me dites stop et je disparais, au mieux je vous distrais un peu... Qu’est-ce que vous risquez ? Allez... Dites oui !
La bonne volonté désarme parfois les cœurs les plus endurcis, Mathilde avait l’intention de le planter là, mais elle n’en a plus le courage, il attend sa réponse avec une telle ferveur qu’elle dit d’accord d’une voix presque inaudible.
– Mais vous ne me poserez aucune question.
– Bien sûr!
Il s’anime avant de dire d’un ton plus grave :
– Vous m’en parlerez quand vous le désirerez, si vous le désirez.
– Autre chose, si vous cherchez une fiancée, vous aurez plus de chances en courant les boîtes de la région qu’avec moi. C’est d’accord ?