Arène
L’arène, c’est ce quartier de Paris où se mesurent les gladiateurs d’aujourd’hui: adolescents de la Cité Rouge, migrants égarés sur l’asphalte, jeunes bobos assoiffés d’images et de popularité. Au centre, Benjamin Grossmann, le directeur des séries d’une célèbre plateforme: il ne faisait que passer par là, de nuit, il se met à courir après un jeune à capuche, persuadé qu’il vient de lui dérober son portable. Au petit matin, en patrouille au bord du canal Saint-Martin, Sam, la policière bien notée, pousse du pied le corps sans vie de l’adolescent qu’elle prend pour un sans-logis. Quant à Camille, la lycéenne toujours prête à filmer les dérapages de la police, elle enregistre ce qu’elle voit… Sa vidéo va enclencher une spirale vertigineuse en tournant en boucle sur les réseaux. Tout le quartier entre en ébullition. Ses acteurs du quotidien sont aspirés dans ce roman palpitant.
Un regard choc sur notre société à travers une fiction poignante et addictive.
Extrait
Si sa mère n’avait pas poussé la porte de sa chambre en hurlant, il ne serait jamais sorti. Trois jours que t’es là Allongé sur ce lit comme un mollusque à regarder le plafond et à me laisser tout faire Ta petite sœur a encore de la fièvre J’ai laissé les draps à sécher à la laverie depuis ce matin Je t’ai dit d’aller les chercher Je te l’ai dit ou pas ? Hein ? Depuis ce matin ! JE TE L’AI DIT OU PAS ?
Il s’était levé avant qu’elle ne se mette à pleurer de fatigue ou de frustration, comme elle le faisait toujours, écrasée par le poids d’une vie qui allait sans cesse de travers. Trois gamins à élever seule, plus le boulot à la cantine scolaire, plus le manque de place, l’humidité collée aux murs, les fissures, la fuite du radiateur, les crises d’asthme, l’eczéma. Personne ne lui avait demandé d’en faire trois, mais c’était arrivé. Pour autant, elle n’était pas devenue plus visible. Maintenant, à trente-sept ans, la jauge était pleine, sa patience avait définitivement fichu le camp avec le reste.
Tout ça, il le savait. Depuis qu’il était môme, il le savait. Il observait sa mère à un point, elle était incapable de l’imaginer. Et il faisait de son mieux pour la soulager. Elle le reconnaissait parfois, surtout devant les voisines, avec un sourire réjoui qui transformait ses yeux en deux fentes lumineuses. Ça y est J’ai enfin un homme à la maison! gloussait-elle en le regardant de côté. Seize ans, et au moins dix centimètres de plus qu’elle. Qui sait, peut-être qu’elle l’avait élevé pour ça, pour que lui au moins prenne soin d’elle, pas comme les deux flambards qui l’avaient engrossée et bye bye. En tout cas, oui, il faisait de son mieux. Aller chercher le petit frère à l’école, emmener la petite sœur chez le pédiatre, monter le lit superposé, déboucher l’évier. Quand il lui avait dit qu’il se chargerait aussi des courses et des factures – Je paierai, m’man, t’occupe plus de ça – elle n’avait rien dit. Aucune question.
Lui non plus n’avait pas posé de question quand Rotor lui avait tendu les clefs du scooter avec ses doigts gros comme des saucisses. Il avait juste senti son cœur déchirer sa poitrine, l’adrénaline brûler son bas-ventre. Il y était putain, il y était !
– Tiens ! Toi tu conduis, OK ?
– Grave! avait-il répondu, attrapant les clefs qui se balançaient dans l’air.
– Et toi (Rotor s’était tourné vers Diz), tu te cales derrière lui, t’attends d’arriver à son niveau et tu lui enfonces le surin dans le bide... Ho, je te parle !
De toute façon, il n’y avait aucune question à poser. C’était le match retour après le baroud d’il y a deux semaines rue des Chaufourniers. Ce coup-ci, c’était leur tour. Cité Rouge contre Grange-aux-Belles. Lui s’en fiche de toutes ces histoires de bandes, de gangs, ou quelle que soit la case où on les enferme juste parce qu’ils occupent le bitume. Il parie que personne ne se souvient comment ça a commencé. Le territoire, la came, la came, le territoire. Ça se trouve, il n’était même pas né. Tant que tu te tiens à l’extérieur, tu ne vois rien.
Tu te balades dans le coin, tu regardes autour de toi, des arbres, des boutiques, des restos, un Naturalia, et tu crois que tout va bien. Mais ça peut vite virer Chicago si tu prends le temps de t’attarder, et d’ouvrir vraiment les yeux. Surtout quand la nuit tombe. Il pense souvent à l’exposé sur le quartier réalisé par toute sa classe de troisième. Son quartier, à cheval sur quatre arrondissements de Paris: Xe, XIe, XIXe, XXe. 70% de cités. 43 % de foyers non imposables. 25 % de la population sous le seuil de pauvreté. Et aucune communauté n’est épargnée, Blancs, Noirs, Juifs, Arabes, Chinois, Indiens, Sri-Lankais, Caribéens, tous ont leur misère à gérer. Et c’était censé expliquer les tunnels de contrariétés et de violences qu’ils traversaient tous les jours. L’odeur de pisse dans la cour. Les ascenseurs en panne pendant des mois. Les cafards qui couinent dans les murs. Les ivrognes échoués sur le trottoir. Les seringues près des poubelles. La castagne. La peur. La solitude.
En tout cas, tout ce qu’il sait, c’est qu’ici c’est chez lui. C’est même sa seule certitude dans la vie. Pas seulement son quartier. Mais son pays. Son Royaume et sa Cage. Il a été au Louvre, à la tour Eiffel, au Jardin du Luxembourg, aux Invalides, aux théâtres, aux concerts, mais en scolaire. Sinon, il ne bouge pas. Pour quoi faire ?