Au paradis je demeure

Auteur : Attica Locke
Editeur : Levi

Le lac Caddo, une immense étendue d’eau verdâtre aux confins du Texas et de la Louisiane, où les silhouettes décharnées des cyprès se perdent dans la brume. Quand le soir tombe, mieux vaut ne pas y naviguer seul, sous peine de ne plus retrouver son chemin dans les innombrables bayous et de «passer une nuit au motel Caddo», comme disent les anciens. C’est d’ailleurs parce qu’un enfant a disparu sur ce lac que Darren Mathews, Ranger noir du Texas, débarque à Hopetown, un lieu reculé habité par une communauté disparate. Quand il découvre que des Blancs pauvres et racistes dans des caravanes de fortune partagent cette terre avec quelques Indiens Caddos et un vieux Noir descendant d’un groupe d’esclaves affranchis, il comprend que l’affaire ne sera pas banale. D’autant que le père de l’enfant disparu, un suprémaciste dont la mère est la plus grande fortune du comté, purge une peine de prison pour un meurtre raciste… Un roman fort qui nous plonge dans l’Amérique de Trump et le Sud profond, où des laissés-pour-compte sont prêts à toutes les violences pour survivre.

Traduction : Anne Rabinovitch
20,00 €
Parution : Février 2022
332 pages
ISBN : 979-1-0349-0515-7
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Extrait

Texas, 2016
Dana lui flanquerait une raclée s’il ne retraversait pas le lac d’ici le coucher du soleil. Elle l’avait dit en le chassant de leur caravane, dès l’instant où Rory Pitkin s’était approché sur son Indian Scout avec le moteur éteint, les pointes de ses bottes de moto raclant la poussière. Elle avait donné à Levi la clé de l’abri à bateaux de leur grand-père et quelques dollars tirés de son porte-monnaie, le menaçant, s’il ne revenait pas avant le retour de Ma et de Gil, de brûler toutes ses cartes Pokémon et de le forcer à regarder. Putain, sa sœur était capable de se comporter en vraie salope, se dit-il, appréciant la note agressive du mot au point de le prononcer à voix haute, un secret entre lui et les cyprès. La clarté rouge rouille ruisselant à travers la mousse espagnole suspendue aux arbres lui confirma qu’il ne serait jamais rentré avant la nuit et avait donc enfreint deux des règles de sa mama : en ne respectant pas le couvre-feu et en allant faire du bateau seul sur le lac.
Levi n’était pas autorisé à piloter le vieil esquif de douze mètres avec un fond en V sur les eaux profondes du lac Caddo, si vaste qu’avec du temps devant soi, l’envie de se lancer et une réserve d’huîtres fumées et d’eau pure, on pouvait naviguer jusqu’en Louisiane. Gil disait qu’il n’existait nulle part dans le pays un pareil endroit, que ce lac était le seul à traverser deux comtés et une frontière
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d’État. Mais il racontait un tas de choses qui n’étaient pas vraies – qu’il aimait Ma, par exemple. Putain, ça se voyait pas dans sa façon de se comporter. Le vrai papa de Levi venait l’embrasser dans le cou quand elle faisait frire des saucisses, penchée au-dessus de la cuisinière, et elle riait avec un petit cri et lui rendait son baiser. Mais chaque fois que Gil entrait dans une pièce, Ma l’accueillait avec des injures ou se figeait sur place, pétrifiée de terreur, comme si elle voulait disparaître dans le canapé en velours côtelé marron où Gil avait laissé une dizaine de brûlures de cigarettes depuis son installation chez eux. Levi ne se fiait pas plus à lui qu’au sourire d’un alligator. Mais ce vieux Gil avait peut-être bien raison, se dit l’enfant, quand il parlait de l’eau. Le lac Caddo était un monstre, une masse capable d’engloutir tout entier un garçon de son âge. Dans beaucoup d’endroits, il ressemblait plus à un marécage étouffé par les mauvaises herbes qu’à un vrai lac, à une forêt de cyprès inondée et abandonnée depuis une éternité, et Levi dut reconnaître qu’il avait peur d’être seul ici. En franchissant le passage au sud de l’île Goat, on arrivait directement à Hopetown, la petite communauté de caravanes et de cabanons sur la côte nord-est où il vivait avec sa mère, sa sœur et Gil. Il souffla sur une mèche blonde qui lui cachait la vue et fit rugir le moteur. Il tira la barre à gauche, risquant un raccourci.
En l’espace de quelques minutes, la lumière violet foncé avait pris la teinte gris-bleu de la tombée de la nuit, et la brise de décembre s’était engouffrée sous le mince tissu de son coupe-vent, la veste karnack high school indians qu’il avait dérobée dans la partie de l’armoire réservée à sa sœur. Il l’imagina soudain toute nue emmêlée avec Rory Pitkin dans la chambre qu’ils partageaient et il sentit dans son corps un frémissement qui l’embarrassa. Il n’était pas stupide. Il savait ce qu’ils faisaient. Ils baisaient, c’était le mot qu’employait CT.
C’était la faute de CT, décida-t-il. Levi avait fait une partie de foot sur la Xbox de son ami et perdu la notion du temps. Il voulait mettre en place une équipe virtuelle car d’après Ma, il y aurait peut-être une Xbox sous l’arbre de Noël cette année si Gil concluait le marché qu’il négociait près de Jefferson. Mais depuis que Gil vivait sous leur toit, aucun de ses projets n’avait eu d’effet positif sur l’existence de Levi. La plupart du temps, il n’y avait toujours pas de lait dans le frigo.
Contraint de quitter la caravane tout l’après-midi, Levi avait navigué le long de la rive pendant une douzaine de kilomètres, jusqu’au cabanon familial de CT situé de l’autre côté du lac, dans le comté de Harrison, et il avait oublié l’heure en jouant au jeu vidéo, profitant d’une chose qui, savait-il au fond de lui, ne lui appartiendrait jamais. Il était si jaloux de son ami qu’il lui avait volé une de ses manettes de jeu au moment de s’en aller, la glissant dans la poche de son coupe-vent. Il détestait faire ça, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Quelquefois c’était plus fort que lui. Comme si l’envie dominait son cerveau tout entier. L’envie de ce qu’avaient les autres enfants, une Xbox ou un papa à la maison, peu importait: alors il se jetait dessus aveuglément. L’angle de la manette lui rentrait dans les côtes à travers son coupe-vent en nylon. Égaré sur le lac avec Dieu comme seul témoin, il sentit la honte lui brûler le visage.

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