Une saison douce

Auteur : Milena Agus
Editeur : Levi

Il pleuvait à torrents et personne, vraiment personne, n’était prêt à ouvrir sa porte, et surtout pas à ces individus. Oui, il y avait des Blancs parmi eux – les humanitaires qui les accompagnaient – mais ils étaient tout aussi étranges que les autres malheureux, mal fagotés et mal en point. Que venaient-ils faire, ces envahisseurs, dans notre petit village où il n’y avait plus de maire, plus d’école, où les trains ne passaient plus et où même nos enfants ne voulaient plus venir? Nous nous demandions comment les affronter, où les abriter puisqu’il le fallait. Eux aussi, les migrants, avaient l’air déboussolés. C’était pour ce coin perdu de Sardaigne, ce petit village délaissé, qu’ils avaient traversé au péril de leur vie la Méditerranée? C’était ça, l’Europe?

Traduction : Marianne Faurobert
9,00 €
Parution : Février 2022
Format: Poche
184 pages
ISBN : 979-1-0349-0520-1
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Extrait

Le village perdu

Les jours d’avant, debout devant nos armoires, nous avions interverti nos garde-robes, celle d’été au-dessus, celle d’hiver en dessous. Cette tâche accomplie, nous éprouvâmes la satisfaction de voir chaque chose à sa place, alors que bientôt, plus rien ne le serait. Les envahisseurs débarquèrent et nous prirent par surprise.
Si nous avions été prévenues, le rangement des armoires aurait été le dernier de nos soucis.
Ils dévalèrent les rues de notre petit village, et il fut clair pour nous toutes qu’il avait été vain de repasser nos draps, de lustrer nos sols et d’astiquer nos robinets jusqu’à ce qu’ils rutilent: à l’heure de la catastrophe imminente, nos lampes, nos services de table, nos meubles et nos livres, nos vêtements et nos souliers, bref, nos objets de tous les jours, nous semblaient désormais ridicules et vides de sens. Et cela, en une seule journée.
Tant qu’il était encore temps, nous aurions dû, au lieu de trimer, organiser des manifestations du genre «Stop à l’immigration sauvage», et aller à la mairie dire au Maire: «Tout le monde sait que vous roulez pour les migrants. Nous, on n’en veut pas chez nous. »
En attendant, tout le monde se fichait bien de nous, habitants d’un village de bicoques et de rues délabrées, de vieilles baraques rafistolées à grand renfort de parpaings et d’aluminium anodisé.
À l’arrivée des envahisseurs, les propriétaires de la seule demeure décente étaient ces Dames, donna Ruth et mademoiselle Lina, la veuve et la fille célibataire de l’ancien Maire.
Il y avait ensuite la maison de Bissente et de sa femme, que nous appelions le Pou parce qu’elle avait été pauvre et qu’à présent, elle se donnait de grands airs et faisait la fière derrière la caisse de l’épicerie.
C’était une vilaine construction moderne, sans charme aucun et démesurée, par rapport au jardinet tout mesquin qui l’entourait où elle donnait la fâcheuse impression d’une tête énorme sur un corps minuscule. Mais le Pou l’avait désirée ainsi, remplie de pièces, pour les enfants qu’ils n’avaient jamais eus.
Le train ne s’arrêtait plus chez nous, il passait en sifflant et en nous ignorant, parce que nous n’étions même plus une commune, rien qu’un hameau baignant dans le silence : le Maire, les urgences médicales et le curé se trouvaient au village voisin.
Des sentiers boueux serpentaient entre les murs de ce qui avait été jadis des potagers et des jardins, où à présent n’importe qui pouvait entrer puisque leurs portillons, dépourvus de cadenas, étaient ouverts et grinçaient à tous vents. Les rares boutiques du village vendaient toutes sortes de marchandises, de la mortadelle au cirage, comme autrefois, sans aucune spécialisation, leurs enseignes pendouillaient, ou bien il leur manquait des lettres.
Autrefois, nous avions produit du miel, des olives, de l’huile, du vin et des fromages. Les citadins désireux de nourriture saine et naturelle venaient la chercher chez nous, et vous pouviez encore voir des traces de ce temps-là : étables servant d’entrepôts, piquets branlants d’anciennes vignes. Désormais, plus personne ne venait rien nous acheter, l’agriculture et l’élevage avaient laissé place à la culture des artichauts et de la biomasse.
Notre village n’a jamais possédé le charme sarde, pas de troubles intrigues chez nous, ni de canyons sauvages, et plus qu’un roman de Grazia Deledda, il évoquait un western après le passage des méchants, sauf qu’aucun de nos hommes ne montait à cheval, un pistolet au ceinturon.
Avant l’invasion du village par les migrants et les humanitaires qui les accompagnaient, il y avait eu celle des aides-soignantes étrangères. Elles ne venaient pas d’Afrique ni du Moyen-Orient, mais des pays pauvres de l’Est. Éblouis par leur blondeur et par leur taille, oubliant que toute cette beauté était celle du diable, éphémère, que seule la jeunesse confère, nos célibataires les avaient épousées, laissant vieilles filles nombre de villageoises, après quoi ils avaient déménagé Dieu sait où.
À l’arrivée des migrants, les vieux, surtout les hommes étaient tous morts. Ne restaient que leurs veuves et nous, couples vieillissants formés de femmes vaillantes et rieuses et de leurs maris honnêtes, sérieux et travailleurs mais aux tristes figures, aux sourcils perpétuellement froncés, qui ne semblaient se détendre que lorsqu’ils allaient boire un coup dans l’unique bar du village, qui sentait le bouchon.
Sardes un peu ramollies, les premières à avoir joué avec de vraies poupées, au lieu de poupons de chiffons, les premières à avoir été au lycée, même s’il était loin d’ici et à avoir porté des minijupes sans nous faire rouer de coups, nous nous désolions quand nos maris rentraient soûls, affligées de les voir noyer leur malêtre dans l’alcool.
Il était loin, le temps de nos grand-mères – trousseau de clefs à la ceinture, elles auraient fait irruption dans le bar et ramené d’une poigne de fer leurs maris ivres à la maison, ou sinon, elles auraient refusé de leur ouvrir la porte, les laissant passer la nuit à la belle étoile.
Les migrants, que nous qualifiâmes tout de suite d’envahisseurs, ne trouvèrent pas de jeunes au village. Ici, aucun enfant ne naissait plus, et on nous avait même fermé notre école primaire. Nos petits-enfants, pour ceux qui en avaient, grandissaient sans nous connaître, puisqu’ils vivaient loin d’ici et ne rendaient jamais visite à leurs grands-parents.
Au fond, nos enfants avaient bien fait de prendre leur destin en main et de partir, mais notre crève-cœur, c’était que tôt ou tard, ils nous oubliaient. Au début, ils revenaient, au moins de temps en temps, mais ils s’ennuyaient ici, et regardaient tout de haut. À cause d’eux, nous avions honte des parpaings, du carrelage, du plastique, du fibrociment et de l’aluminium que nous avions substitués à la pierre, à la terre cuite, au bois et aux tuiles ; nous rougissions de nos ordures, qui n’étaient ramassées que deux fois par semaine.

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