Un petit boulot
Une petite ville américaine ravagée par la fermeture de l'unique usine. Un héros qui perd non seulement son travail, sa télé, son aspirateur, mais aussi sa petite amie. Pour ne pas perdre aussi sa propre estime, il est prêt à accepter n'importe quel « petit boulot », y compris celui qu'un bookmaker mafieux, lui propose... Un portrait au vitriol de l'Amérique des laissés-pour-compte.
Extrait
J’étais dans le bar de Tulley et je regardais un match des Bills avec mon copain Tommy et Jeff Zorda, j’avais parié cent dollars sur les Bills. On en était au troisième quart-temps, l’équipe défensive menait par 21 à 0 et les Bills n’attaquaient pas sérieusement, mais c’était longtemps avant les licenciements, et perdre un billet de cent, ça n’était pas la fin du monde. Bref, derrière la tête de Jeff, il y avait une télé qui transmettait le match avec à peu près dix secondes d’avance sur les autres, je voyais donc ce qui allait se passer avant tout le monde. Au début, je me contentais de déconner, mais j’ai dit: «Hé! Je parie que je peux deviner les cinq prochaines actions.»
Tommy était intéressé rien que pour se marrer, mais Jeff Zorda, qui avait misé sur les Jets et était en train de gagner, avait la manie de parier. «Dix dollars l’action. Et tu dois annoncer les joueurs.»
J’avais seulement voulu plaisanter, mais chaque fois que Jeff se mettait à gagner, il virait au con prétentieux et expliquait à tous les autres qu’ils ne connaissaient rien au foot. Alors j’ai pris le pari.
« À la prochaine action, Thomas va recevoir le ballon et effectuer une course en débordement. Sur la droite.
– Pas possible, mon pote, a dit Zorda. C’est la troisième période avec six yards à gagner. Ils vont pas chercher à déborder. »
Évidemment, il y a eu une course de Thomas sur la droite pour la première tentative. Zorda a haussé les épaules.
Pour l’action suivante, le quaterback s’est placé en position reculée. Un des joueurs de ligne a bougé trop tôt et a écopé d’une pénalité.
« Là, ça devrait être un jeu de passe, mais ça se fera pas. Le tackle droit va bouger avant la mise en jeu.» J’avais donné à Zorda beaucoup trop de détails qui montraient que je trichais, il n’a pas saisi la perche. On a beau être très fort en foot, on ne peut pas prévoir une pénalité. Je crois qu’il n’écoutait pas, comme d’habitude. Tommy avait tout de suite pigé qu’il se passait quelque chose, il a regardé par-dessus le dossier des sièges et a vu l’autre télé, mais il n’a rien dit. Il a souri. Tommy n’aimait pas trop Zorda. Des bruits couraient sur lui et la femme de Tommy.
Zorda a constaté la pénalité et m’a regardé avec admiration. « Bon sang. Comment tu pouvais savoir ? » Toujours aucun soupçon.
J’ai répondu: «Celui-là gigote depuis le début du match. La pénalité lui pendait au nez.» Tommy a souri. « Maintenant ils vont tenter une passe-écran à Taylor. Une passe courte. Deux ou trois yards tout au plus.»
Ça a continué comme ça pendant les cinq actions. J’allais dire à Zorda que je trichais quand il s’est levé, a tiré un billet de cinquante de son portefeuille et me l’a jeté en disant: «Enfoiré.» Ensuite il a titubé vers les toilettes, bien plus soûl que je pensais, en passant juste devant la télé qui montrait le match avec dix secondes d’avance.
J’ai dit à Tommy: «Je lui raconterai quand il reviendra.
– Qu’il aille se faire foutre.»
Mais Zorda n’est pas revenu. Sur le chemin des toilettes il a rencontré son dealer de coke et a quitté le bar en nous laissant son addition. Tommy et moi avons donc partagé les cinquante dollars et réglé pour lui. Zorda était tellement défoncé qu’il a dû tout oublier, parce qu’il n’en a jamais parlé au boulot.
Et jusqu’à ce que je tire une balle dans la tête de Corinne Gardocki, c’était la pire chose que j’avais jamais faite pour de l’argent.