La maison de papier

Auteur : Françoise Mallet-Joris
Editeur : Grasset

Publié en 1970, La Maison de papier est un roman à forte teinte autobiographique sur la vie quotidienne d’un couple. Le mari est peintre, la femme, écrivain et lectrice dans une maison d'édition. Ils ont deux garçons et deux filles. Parentèle, serviteurs, animaux, vont et viennent dans cette maison ouverte à tous les vents de la liberté et de la fantaisie. Enfants à idées saugrenues, ou géniales, femmes de ménage à la logique toute personnelle, amis de la famille très pique-assiette, animaux qui règnent sur la narratrice débordée, ce livre n’est pas un roman, c’est un tourbillon. Débordant d’un humour faussement fataliste, il nous amuse et nous instruit à chaque page. Si « faire une famille, c’est faire une œuvre », c’est le plus souvent un work-in-progress qui se construit suivant les personnalités des uns et des autres, avec indulgence et habileté.
Virtuose chronique d’une famille moderne des années heureuses, La Maison de papier, immense succès lors de sa publication, est entré au rang des « classiques modernes » du XXe siècle.

9,90 €
Parution : Janvier 2022
272 pages
ISBN : 978-2-2468-2517-3
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Extrait

Vincent et moi

Vincent (onze ans). — Tu sais, maman, pour que le monde soit parfait…
Moi. — Oui ?
Vincent. — Il faudrait d’abord supprimer les moustiques.
Moi. — Tiens !
Vincent. — Et les vipères, aussi.
Moi. — Pourquoi ?
Vincent. — Parce qu’elles font tort aux couleuvres. On les confond, alors quand on voit une couleuvre on dit : Oh ! la sale bête ! C’est vexant. Tandis que s’il n’y avait que des couleuvres, quand on en rencontrerait une on saurait qu’elle ne mord pas, alors on dirait : Oh ! le joli serpent, et elle serait contente. Si je pouvais refaire le monde…
Moi. — Tu le trouves mal fait ?
Vincent. — Non. Mais je ne suis pas difficile.
Moi. — Qu’est-ce que tu supprimerais encore ?
Vincent. — Dans les animaux, pas grand-chose. Par exemple je garderais les lions, les crocodiles…
Moi. — Ah, oui ?
Vincent. — Oui. À cause des explorateurs. Ils n’aimeraient pas que ce soit trop facile, leurs explorations. Ce ne serait plus l’Aventure.
Moi. — Évidemment.
Vincent — Non, c’est dans les types, tu vois, qu’il faudrait… (geste de faucheur). Ça, oui.
Moi. — Quel genre de types ?
Vincent. — Il faudrait les classifier d’abord. Ceux qui font les guerres, les révolutions, et puis les méchants…
Moi. — Ce ne sont pas les mêmes ?
Vincent. — Pas forcément. Et puis les voraces…
Moi. — Qu’est-ce que c’est, les voraces ?
Vincent. — Ceux qui veulent tout avaler même s’ils n’ont pas vraiment faim. Mais surtout ceux qui font la guerre, tu vois. Dehors et dedans. Je veux dire dans les familles.
Moi. — Tu crois qu’on peut les empêcher tout à fait.
Vincent.— On peut essayer. Il faudrait un œil.
Moi. — Un œil ?
Vincent. — Oui. Dans chaque maison, un œil. Quand il verrait qu’on commence à se disputer, l’œil ferait un peu de musique, pour leur dire de s’arrêter.
Moi. — Et s’ils ne s’arrêtaient pas ?
Vincent. — Il faudrait un Maître des Yeux, qui serait averti par l’électronique, et il leur enverrait des gendarmes très doux qui les raisonneraient.
Moi. — Tu crois qu’il y en a ?
Vincent. — Quoi ?
Moi. — Des gendarmes très doux ?
Vincent. — Ils seraient entraînés. Scientifiquement.
Moi. — Tu ne crois pas que c’est contraire à la liberté de conscience ?
Vincent. — La liberté de se disputer ?
Moi. — Oui.
Vincent— Peut-être. Mais il pourrait quand même y avoir un œil. Bleu.
» Si j’avais assez d’argent pour tout acheter… »
Moi. — Qu’est-ce que tu achèterais ?
Vincent. — Tout. Mais je peux faire comme si…
Moi. — Ah ! oui ?
Vincent. — Oui. Je me dis : je peux tout acheter. Mais je ne suis pas pressé. Alors je n’achète rien. C’est pareil.
Moi. — Presque.
Vincent. — J’aimerais bien aussi assister à la Résurrection.
Moi. — Oui ?
Vincent. — J’aimerais poser quelques questions à un certain nombre de types.
Moi. – Qui ?
Vincent. — Gérard de Nerval. Je pourrais lui demander ce qu’il a voulu dire au juste dans son poème que tu n’as pas pu m’expliquer : suis-je Amour ou Phébus… Maintenant peut-être qu’il n’aurait pas envie de ressusciter pour qu’on lui pose ce genre de question.
Moi. — Peut-être pas.
Vincent. — Peut-être qu’il aurait envie de ressusciter pour être épicier, pour changer.
» À un homme préhistorique, aussi ? Je voudrais lui demander si c’était vraiment magique, les dessins de bisons, tu sais, dans les grottes… Je le ferais apparaître ici et je lui demanderais. Non, peut-être pas ici, parce qu’il aurait peur des autos. Dans une prairie, pour ne pas le dépayser. Et je le ferais interviewer par des hommes habillés avec des peaux de bête, pareils que lui. Par exemple il ne faudrait pas les prendre trop gringalets !
» Je me demande si un homme préhistorique, qui aurait vu le monde de maintenant, tu sais, les autos, la télé, tout ça, il aimerait mieux vivre à notre époque, ou retourner aux cavernes. Les diplodocus et les plésiosaures, c’est pas drôle. Mais les autos, la nuit, le cancer, c’est pas drôle non plus. »
Moi. — Qu’est-ce que tu lui conseillerais ?
Vincent. — Finalement, tu vois, je crois que je lui conseillerais les diplodocus. Seulement je lui filerais un paquet d’allumettes, s’il n’avait pas encore découvert le feu, et puis peut-être une flûte.
Moi. — Ça dérangerait l’histoire du monde.
Vincent. — Tu crois ?
Moi. — S’il n’a pas encore découvert le feu, et que tu lui donnes des allumettes tu lui fais sauter des années de réflexion, tu comprends. Il vaudrait peut-être mieux le lui laisser découvrir tout seul.
Vincent. — Oui, mais en attendant de l’avoir découvert il aurait froid.
Moi. — Ah ! évidemment.
Vincent. — Peut-être qu’il s’en ficherait, de le découvrir lui-même, s’il avait vraiment froid.
Moi. — Peut-être.
Vincent. — Peut-être, je ne veux pas critiquer, remarque, mais peut-être le Bon Dieu il aurait pu le lui donner au départ, le feu. La flûte, je ne dis pas, quoique le soir, comme ça, sans électricité, ce serait agréable d’avoir un peu de musique. Mais le feu ! Quand tu penses qu’il y a eu des hommes qui ne l’ont jamais connu. Tu te rends compte ? Ça me fait froid rien que d’y penser.
Moi. — Il y a encore beaucoup d’hommes qui manquent de tout, tu sais.
Vincent. — Oui, mais ils savent que ça existe.
Moi. — Tu crois que c’est une consolation ?
Vincent. — Je ne sais pas. Quand même ils auraient pu se dire, les hommes préhistoriques : un jour il y aura le feu…
Moi. — Mais alors ils n’auraient pas eu à l’inventer.
Vincent. — Est-ce qu’on est sur la terre pour inventer ?
Moi. — D’une certaine façon.
Vincent. — On en reparlera.

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