Un voisin trop discret

Auteur : Iain Levison
Editeur : Levi

Pour que Jim, chau eur Uber de soixante ans, voie la vie du bon côté, que faudrait-il ? De l'argent ? Jim en a su samment. Une petite cure d'antidépresseurs? Non, c'est plus grave, docteur. Ce qu'il veut, c'est qu'on lui  che la paix dans ce monde déglingué. Et avoir a aire le moins possible à son prochain, voire pas du tout. Alors, quand sa nouvelle voisine,  anquée d'un mari militaire et d'un  ls de quatre ans, lui adresse la parole, un grain de sable se glisse dans les rouages bien huilés de sa vie solitaire et réglée. De quoi faire exploser son quota de relations sociales...
En entremêlant les destins de ses personnages dans un roman plein de surprises, Levison donne le meilleur de lui-même, et nous livre sa vision du monde, drôle et désabusée.

Traduction : Fanchita Gonzalez Batlle
10,50 €
Parution : Mars 2022
Format: Poche
240 pages
ISBN : 979-1-0349-0546-1
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Extrait

Le médecin jette le dossier sur sa table, dit bonjour à Jim d’un signe de tête et s’assoit lourdement dans son fauteuil qui s’incline instantanément. Il est jeune, rasé de près et professionnel, il porte une alliance, et Jim se demande si sa femme est aussi ennuyeuse que lui. Jim vient chez le médecin depuis trois ans et ne l’a jamais vu sourire ni plaisanter, ni indiquer d’une manière quelconque qu’il a une vie hors de son cabinet. Il n’y a pas de photos de famille dans son bureau, rien que deux planches d’anatomie en taille réelle du corps humain, l’une montrant les organes et l’autre le squelette. Avant sa première visite Jim s’est renseigné sur Internet et a trouvé une photo du médecin dispensant des soins dans une clinique pour les sans-abri. Quelle générosité chez cette jeune génération. Et quelle compagnie désagréable.
«Vous pourriez vous permettre de perdre cinq kilos, dit le médecin. Et de faire un peu plus d’exercice. Je vous recommanderais la marche. Quel métier faites-vous ?
– Je suis chauffeur Uber.
– Donc vous passez beaucoup de temps assis.
– Ouais.
– Essayez vraiment de marcher davantage.» Il hoche la tête avec satisfaction. « Pour le reste, vous vous portez plutôt bien pour un homme de soixante-trois ans. Tous vos examens sont négatifs. »
Il y a un moment de silence puis Jim regarde par la fenêtre et dit « Merde ».
«Non, non, dit le médecin. Négatifs c’est bien. Ça signifie...
– Je sais ce que ça signifie.
– Alors pourquoi...
– Rien ? Pas de tache sur les poumons ? Pas d’artère bouchée ? Pas même de tension élevée ? »
Le médecin le regarde perplexe.
« J’espérais vaguement que vous m’annonceriez que
je n’ai que quelques mois à vivre. » Cette fois le médecin est affolé, alors Jim lui fait un sourire chaleureux. «Vous savez, peut-être me renvoyer chez moi avec un flacon de cachets à prendre d’un coup pour que je m’en aille tranquillement.
– Monsieur Smith, pardonnez-moi mais... vous a-t-on déjà diagnostiqué une dépression ?
– Nan.
– Êtes-vous suivi par un... euh, psychiatre ou un psychologue ? Quelqu’un avec qui vous pourriez parler de ces anxiétés?» Il feuillette un carnet d’adresses sur son bureau.
« Je n’ai pas d’anxiétés, dit Jim, je vais bien.
– Je vais vous donner le numéro de quelqu’un que vous devriez voir. »
Jim fait un joyeux geste de refus. «Je ne veux voir personne. Je ne suis pas déprimé. Je ne veux pas parler de mon enfance ni rien de ces conneries. »
Le médecin écrit un nom et un numéro de téléphone sur un bout de papier et le lui tend. « Il ne s’agit pas de votre enfance. Il pourra vous prescrire quelque chose qui vous remonte le moral. Pour que vous voyiez les choses un peu différemment. »
Jim hausse les épaules et prend le papier. «Je ne veux pas voir les choses différemment. Écoutez, mon vieux, tout empire. Je veux dire que tout empire partout où vous regardez.» Il se souvient que le nom de famille du médecin est Greenberg et il ajoute : « Je suis sûr que les Juifs en Allemagne dans les années trente ont commencé à dire que tout allait de plus en plus mal. Qu’auriez-vous fait ? Vous leur auriez prescrit des médicaments ? »
Le médecin fait basculer son fauteuil vers l’avant, pose les coudes sur son bureau, menton dans les mains, et regarde Jim en cachant bien sa panique. Il veut l’aider, Jim le sait, mais il n’a aucune idée de comment s’y prendre. Jim ne veut absolument pas de son aide et commence à s’en vouloir d’avoir soulevé la question. Ce type a fait sa journée de travail, examiné des radios et des analyses de sang, et maintenant Jim le force à sortir de la relation médecin-patient, manifestement la seule dans laquelle il se sent à l’aise.
«Pourquoi... pourquoi avez-vous la sensation que tout va de plus en plus mal?»
Jim sait que le médecin ne veut pas de cette conversation, qu’il souhaite recevoir le patient suivant, la femme d’une quarantaine d’années pleine de gaîté avec laquelle il a bavardé quelques minutes plus tôt dans la salle d’attente. Ils échangeront des plaisanteries, elle posera des questions normales, ne voudra pas avoir d’artère bouchée et il ne se sentira pas tout bizarre. Mais le médecin a posé une question et Jim répond.
« Quand je suis né il devait peut-être y avoir trois milliards d’habitants sur la planète, dit-il. Aujourd’hui nous sommes près de huit milliards. Et le chiffre va probablement monter à onze ou douze. La planète ne peut pas gérer ça. Nous sommes trop nombreux. Les océans se vident de poissons, le ciel est plein de fumées et d’acides, l’Amazonie est en flammes. Bordel, la moitié de la Californie flambe chaque année et toute la partie ouest du pays manque d’eau. Regardez l’Asie. Elle n’a plus d’eau parce que les réserves de neige de l’Himalaya ne se reconstituent pas. La Chine, l’Inde, le Pakistan. Leurs fleuves s’assèchent et ce sont tous des puissances nucléaires. Comment croyez-vous que ça va finir ? Et les boulots... des putains de robots peuvent... »
Le médecin lève une main. «Je comprends», dit-il pensivement. Il se caresse le menton. « Vous ne devriez peut-être plus lire autant les nouvelles. »
Jim s’étrangle de rire puis, inquiet d’avoir offensé le médecin, il s’excuse. « Je ne pense pas qu’être informé des problèmes soit le problème, dit-il.
– Dans quel secteur travailliez-vous avant de prendre votre retraite, monsieur Smith ? »
Jim hausse les épaules, il se rend compte que le médecin essaie de passer à un sujet qui le met plus à l’aise. « J’étais contrôleur du trafic aérien.
– Ce doit être stressant», dit le médecin. Sous-entendu, c’est peut-être le stress qui vous a rendu comme ça.
«Ça l’était, parfois. J’ai été viré en 2004.» Sous-entendu, ça fait quinze ans, alors nan.
Il y a un silence de quelques secondes puis Jim sourit et se tape sur les cuisses, signe de décision. « Bon, je ferais bien de retourner travailler.» Il se lève et le médecin, qui essaie de ne pas montrer qu’il est soulagé de le voir partir, l’imite. «Je vais retourner conduire un véhicule qui vomit du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, pour une entreprise qui perd de l’argent sur chaque course. Une façon formidable de passer sa journée, hein, doc? La durabilité. C’est le nouveau mot qui plaît aux gosses.
– Eh bien, que cela vous plaise ou non, dit le médecin dans sa première tentative de faire de l’humour, vous avez une santé de cheval.
– Un cheval un peu trop gros qui a besoin de marcher davantage», répond Jim. Ils gloussent ensemble et le malaise du médecin disparaît quand revient la relation médecin-patient.
« Surtout appelez ce type, le numéro que je vous ai donné, dit le médecin redevenu sérieux.
– Sans faute, docteur. » Jim ouvre la porte de la salle d’attente où l’aimable quadragénaire adresse à tous un sourire optimiste que Jim et le médecin lui rendent, tandis que ce dernier l’invite à passer dans son bureau.
Jim va vers la caisse et paie cash, comme il le fait toujours. Puis il retourne à sa Chevrolet Malibu 2015, fait une boulette avec le bout de papier que lui a donné le médecin et la jette par la fenêtre. Et ensuite il reprend le travail en acceptant des courses.

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