La nuit des béguines
Paris, 1310, quartier du Marais. Au grand béguinage royal, elles sont des centaines de femmes à vivre, étudier ou travailler comme bon leur semble. Refusant le mariage comme le cloître, les béguines forment une communauté inclassable, mi-religieuse mi-laïque. La vieille Ysabel, qui connaît tous les secrets des plantes et des âmes, veille sur les lieux. Mais l’arrivée d’une jeune inconnue trouble leur quiétude. Mutique, rebelle, Maheut la Rousse fuit des noces imposées et la traque d’un inquiétant franciscain… Alors que le spectre de l’hérésie hante le royaume, qu’on s’acharne contre les Templiers et qu’en place de Grève on brûle l’une des leurs pour un manuscrit interdit, les béguines de Paris vont devoir se battre. Pour protéger Maheut, mais aussi leur indépendance et leur liberté.
Aline Kiner nous entraîne dans un Moyen Âge méconnu. Ses héroïnes, solidaires, subversives et féministes avant l’heure, sont résolument actuelles.
Extrait
1er juin 1310
N’était le silence, on pourrait croire que c’est jour de fête. Il y a foule, place de Grève, ce lundi précédant l’Ascension. Tous les habitants de la cité. Les marchands et les commis, les bourgeois et les artisans, les écoliers et les clercs, les ribaudes, les sans-feu, les gagne-deniers et les manœuvres venus louer leurs bras sur le port. La chaleur des corps pressés, leur odeur. Peaux crasseuses, souffles corrompus, mêlant leurs exhalaisons aux remugles venus de la rue des tanneurs et au parfum fangeux du fleuve. Dans les embrasures des belles demeures qui entourent la place se tiennent, debout, des dames et des gentilshommes vêtus de couleurs vives.
Les appels et les cris, les chants de force des bateliers et des portefaix se sont tus en une longue vague refluante. Derrière la rumeur de la piétaille, on ne perçoit que le claquement du bois sur la pierre – les bateaux heurtant leur panse contre la grève – et le clapot de l’eau, menu, pressé.
Tous ont les yeux rivés sur le centre de la place, où se dresse un bûcher presque semblable à ceux qu’on élève en ce même endroit pour les fêtes de carnaval et la Saint-Jean. Mais au lieu des masques dansants et des jeunes apprentis bondissant par-dessus les flammes, c’est une femme que l’on voit grimper sur ce bûcher, pieds nus à même les fagots, cheveux noirs et longue chemise plaqués au corps.
Elle est si grande, si frêle, le cou noueux au-dessus de l’échancrure de toile par laquelle on a passé sa tête. Droite pourtant. Et dure. En rien changée par les longs mois de captivité, les multiples interrogatoires, et le silence qu’elle a maintenu. Ils l’ont pris pour de l’arrogance. Elle n’avait tout simplement rien à dire. Rien qu’ils puissent comprendre.
Un peu plus loin est monté un second bûcher. Attaché au pieu, affaissé sur ses jambes, un homme, le visage meurtri. Un Juif accusé d’avoir craché sur des images de la Vierge.
Mais c’est elle que tous regardent.
Humbert se trouve à quelques mètres de là, sa haute carrure surplombant la populace. Il veut s’approcher encore. Jusqu’à voir les paupières fermées de la condamnée, et ses genoux qui saillent sous le linceul dont elle est vêtue. Il bouscule des épaules la matrone serrée contre lui, se glisse entre les groupes qu’un mouvement inconscient presse vers le cœur de la place.
Soudain, sur sa droite, il perçoit une poussée semblable à la sienne. Une silhouette menue, enveloppée d’une cape grise, se faufile entre les spectateurs.
Les voici tous deux à quelques pas du bûcher.
Le bourreau attend, torche à la main. Près de lui, un dominicain, robe blanche, manteau noir. Guillaume de Paris, l’inquisiteur. Un autre homme portant épée et chapeau à plumes. Le prévôt. Celui-ci s’avance, dépose un livre sur la paille aux pieds de la femme. Elle incline légèrement la tête, écarquille les yeux, comme étonnée.
À ce moment précis, un souffle monte du fleuve. La silhouette qui progresse parallèlement à Humbert repousse la foule, avance d’un pas résolu vers le bûcher et laisse tomber son capuchon.
Une masse de cheveux roux se déploie sur le vêtement sombre, ébouriffée par la brise.
La suppliciée tourne la tête. Semble regarder la toute jeune fille qui vient de se dévoiler, et la reconnaître.
Humbert la regarde lui aussi, stupéfait. Jamais il n’aurait imaginé la retrouver là, ni sous cet habit.
Le bourreau fait un pas vers le bûcher. Humbert baisse la tête, se détourne. Suit des yeux la rouquine, à nouveau couverte, et une autre fille, pareillement vêtue, qui l’attrape par la main et la tire brusquement. Puis, jouant des épaules, il repart vers la grève.
Bientôt, l’odeur du bois et de la chair qui se consument surpasse toutes les autres. Et le cri de la foule, excitée et compatissante, couvre le cri de l’homme sur le bûcher. Peut-être aussi celui de la femme qu’on brûle vive. Car personne ne peut exiger qu’elle soit restée silencieuse jusqu’à la fin.