Patagonie route 203

Auteur : Eduardo Fernando Varela
Editeur : Metailié

Au volant de son camion, un énigmatique saxophoniste parcourt la géographie folle des routes secondaires de la Patagonie et subit les caprices des vents omniprésents.

Perdu dans l’immensité du paysage, il se trouve confronté à des situations aussi étonnantes et hostiles que le paysage qui l’entoure. Saline du Désespoir, La Pourrie, Mule Morte, Indien Méchant et autres lieux favorisent les rencontres improbables avec des personnages peu aimables et extravagants : un journaliste qui conduit une voiture sans freins et cherche des sous-marins nazis, des trinitaires anthropophages qui renoncent à la viande, des jumeaux évangéliques boliviens gardiens d’un Train fantôme, un garagiste irascible et un mari jaloux…

Au milieu de ces routes où tout le monde semble agir avec une logique digne d’Alice au pays des merveilles, Parker tombe amoureux de la caissière d’une fête foraine. Mais comment peut-on suivre à la trace quelqu’un dans un monde où quand on demande son chemin on vous répond : « Vous continuez tout droit, le jeudi vous tournez à gauche et à la tombée de la nuit tournez encore à gauche, tôt ou tard vous allez arriver à la mer » ?

Ce fabuleux premier roman est un vrai voyage à travers un mouvement perpétuel de populations dans un paysage dévorant, auquel le lecteur ne peut résister.

Traduction : François Gaudry
11,00 €
Parution : Mai 2022
368 pages
ISBN : 979-1-0226-1193-0
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Extrait

La route traversait la steppe et s’étendait comme un trait sinueux entre collines et vallées, puis montait et descendait par les flancs, si bien que la ligne de l’horizon s’inclinait, restant dans cette position pendant des kilomètres comme si elle flottait en l’air. Vers la cordillère, le continent courbait l’échine comme un félin prêt à bondir ; vers l’océan, le ciel et l’horizon se disputaient une immense plaine. Le vent qui descendait des glaces éternelles agitait les herbages d’une caresse nerveuse comme s’il dépeignait la terre. Quand les rafales se mêlaient à la brise de mer, d’énormes tourbillons de poussière grimpaient au ciel en lentes spirales.
Au loin, confondu avec le paysage, le camion roulait en oscillant à un rythme qui semblait sourdre des profondeurs de la planète. Les courbes molles du terrain lui donnaient des allures de serpent paresseux et, plus qu’un déplacement, c’était un glissement, une reptation liquide sur la surface inclinée.
Parker conduisait le regard fixé sur la route, sans ciller, une main appuyée sur le volant et l’autre sur le dossier du siège, comme s’il étreignait un invisible passager. Après des heures de solitude et de vide, il voyageait hypnotisé par le mouvement lent et régulier, l’esprit dans le vague, bercé par le roulis. Rien d’autre autour de lui qu’un immense désert limitant le reste de la planète et ses conventions, mais ici, dans la solitude amplifiée par l’espace, le conducteur n’était limité que par ses propres règles et ses caprices.
Parker transportait pour le compte d’une mystérieuse entreprise un chargement de fruits depuis les vallées fertiles jusqu’aux ports lointains de l’océan Atlantique, où arrivaient les ultimes routes maritimes de l’hémisphère Sud qui communiquaient avec l’Est. Là, des navires battant des pavillons lointains qui paraissaient étrangers à la géographie déchargeaient des marchandises de pacotille et repartaient, leurs cales remplies de fruits et de viande congelée. Parker traversait les heures et les monotones journées de route immobilisé sur son siège et conduisait le véhicule en s’imaginant dans une capsule spatiale. Il était enfermé dans la cabine encombrée de vêtements éparpillés, livres, bouteilles de bière, thermos de café, cassettes de musique, bouts de cartes déchirées qu’il devait assembler comme les pièces d’un puzzle pour consulter l’itinéraire, photographies personnelles collées sur la paroi de la cabine et objets d’artisanat en bois peint qui pendaient du plafond comme privés de la force de gravité.
Posé et silencieux sur le siège voisin, l’étui noir de son rutilant saxophone, un des rares vestiges qu’il avait pu sauver de sa vie d’avant, unique compagnie de ces trajets solitaires, même s’il ne parvenait plus à en tirer un seul accord. De temps à autre il se redressait sur son siège et scrutait le paysage pour y découvrir les moindres changements d’un kilomètre à l’autre : les tons variables de la plaine, l’ombre d’un nuage appuyé contre un coteau, ou le passage fugace d’un animal s’enfuyant dans les herbages. Parker naviguait plutôt qu’il ne conduisait et, lorsqu’une ligne droite le permettait, il fermait les yeux et se laissait emporter ainsi pendant quelques secondes, comme un défi à son sens de l’orientation. Il arrivait alors que le ronflement poussif du moteur s’estompe jusqu’à devenir une vibration lointaine, puis plus rien : un silence absolu à peine troublé par le murmure du vent glissant sur la cabine.
Une bande de nandous apparaissait tout à coup, courant un moment à côté du camion comme si elle l’escortait, pour s’égailler ensuite et disparaître dans les taillis. Quand cette sensation de vide l’enveloppait, il avait l’impression que les roues décollaient doucement de l’asphalte et qu’il s’élevait au-dessus des reliefs ocrés du désert patagonien. L’air devenait plus dense, le poids se dissolvait dans l’atmosphère et la route n’était plus qu’une ligne incertaine qui se perdait au loin. À mesure que Parker s’élevait et que le ciel prenait un bleu plus vif, les cours d’eau asséchés apparaissaient telles des cicatrices sur la surface rugueuse de la terre. Les détails se perdaient, le passé s’assombrissait, le futur devenait un halo transparent, il ne restait d’un présent gazeux, plein de mystères, peuplé de suggestions, une douce léthargie permettant à son esprit de vaguer sans limites dans l’espace et le temps. Il pouvait voyager ainsi des heures durant dans cet état erratique, de jour ou de nuit, il n’avait plus d’horaire, juste des rendez-vous qui dépendaient de l’imprévisible départ ou arrivée des navires dont il transportait la cargaison.
C’étaient parfois de longues journées mortes avant d’atteindre la destination, d’autres où il devait rouler en ne s’arrêtant que pour faire le plein de carburant ou prendre une douche dans les toilettes de quelque station-service perdue. Lorsque le coucher de soleil indiquait la fin de la journée, Parker préparait l’atterrissage de son vaisseau au bord de la route, il ralentissait et cherchait l’endroit idéal pour installer le campement, sur un terrain plat sans creux ni bosses. Le camion s’immobilisait lourdement dans un nuage de poussière, Parker sautait de la cabine comme s’il touchait terre après des mois de navigation et s’assurait que l’endroit convenait et qu’il y avait du bois à ramasser. Au moyen d’un palan giratoire terminé par une poulie fixée au véhicule, Parker déchargeait lentement ce qui un jour avait été sa maison.
Peu à peu étaient extraits de la remorque une table en bois, des chaises, un canapé au cuir râpé, un vieux frigo, un lampadaire, un grand tapis, un placard, un lit avec son matelas et une table de nuit avec sa lampe de chevet. En moins d’une heure il déroulait le tapis et y déposait les meubles jusqu’à aménager un parfait salon familial sous le ciel immense de la steppe, éclairé la nuit par des câbles connectés à la batterie. De loin, le campement de Parker évoquait les contours d’un village miniature découpé sur le rouge furieux des nuages, dont les lueurs paraissaient défier la Voie lactée. La steppe désolée était son habitat préféré, la dernière patrie qui lui restait des nombreuses qu’il avait perdues au long de sa vie, seul et unique lieu au monde où il se sentait bien et en sécurité.
Il éprouvait dans ces paysages une félicité profonde, comme s’il vivait un exil intérieur qui le préservait de tous les maux de la terre, et il passait des journées entières installé dans ces vastes étendues anonymes. Parfois, il allongeait ses trajets en prenant sciemment des routes secondaires qui distendaient au maximum cet espace de temps magique, comme un état de grâce, entre le départ et l’arrivée. Ces retards faisaient enrager son patron, le vieux Constanzo, propriétaire de plusieurs camions et d’une petite entreprise de transport qui opérait entre les ports et la cordillère, pour lequel Parker travaillait plus par commodité que par nécessité. Ils avaient fait connaissance quelques années plus tôt dans un des premiers relais de la Patagonie, où commençait une immense steppe qui se terminait dans les fjords du détroit de Magellan et de la Terre de Feu. Parker venait de la capitale, fuyant son passé turbulent, à la recherche de la solitude et de l’anonymat dans l’extrême sud du continent. Le chauffeur du petit camion de déménagement qui l’emmenait l’avait abandonné, faute d’être payé, dans ce relais où Parker était resté en rade avec les maigres biens qu’il avait réussi à sauver de son dernier naufrage, entassés au bord de la route. Le vieux Constanzo et Parker avaient fait connaissance à la table du restaurant, alors que ce dernier cherchait le moyen de poursuivre son voyage vers le sud.
Après une brève conversation, son futur patron, fin connaisseur de la faune humaine, comprit qu’il pouvait se fier au caractère rude, réservé et misanthrope de Parker et l’engagea pour l’aider à charger et décharger la marchandise dans les ports. En échange, il lui donnait de quoi manger, quelques pesos et un espace où loger dans la remorque du camion, celui-là même qu’il conduisait maintenant. Quelques semaines suffirent à Constanzo, trop âgé et usé pour continuer à mener cette existence, pour confier le véhicule à son nouvel employé, apparemment honnête et sérieux, et revenir à une vie sédentaire après de longues années à affronter les rigueurs de la route. Parker était l’employé idéal : il ne posait pas de questions, ou si peu, il ne lui coûtait pas cher, et tout ce qu’il souhaitait c’était vivre en paix une existence errante. Les premiers temps, leur relation fut sans nuages, mais la dernière année Constanzo s’était mis à boire et à jouer, négligeant le bon fonctionnement de l’entreprise.
Parker, de son côté, savait qu’il pouvait compter jusqu’à un certain point sur cet homme, capable de se lancer dans tout type d’affaires, mais il n’avait pas pleinement confiance en son honnêteté. Il avait découvert que Constanzo était associé à des gens qui contrôlaient le trafic clandestin des ports et que la marchandise transportée provenait en grande partie de la contrebande. C’est pourquoi Constanzo exigeait que son employé emprunte les routes secondaires, surveillées par les polices locales, plus faciles à corrompre, et évite les grands axes placés sous la juridiction de la gendarmerie. Parfois, Parker devait charger et décharger à l’aube dans des hangars abandonnés des caisses mystérieuses supposées contenir de la camelote et des babioles en plastique. Il savait qu’à tout moment des problèmes pouvaient surgir, mais insouciant du risque il jouissait de cette vie incertaine et anonyme, au bord de l’illégalité. Il flottait au-dessus des vastes étendues désertes qui dissolvaient son existence, mêlant son passé à la poussière et au vent, effaçant jusqu’à son nom.
Lorsqu’il devait conduire des journées entières le long de routes inhospitalières semblables à des flèches lancées dans l’immensité de la steppe, Parker s’arrêtait dans les dernières bourgades pour faire d’abondantes réserves de nourriture et de carburant, comme si lui aussi appareillait d’un port lointain. Il échangeait quelques mots avec les employés des stations-services, puis se laissait lentement emporter par la route. Il roulait ainsi pendant des journées, en parlant seul, en écoutant de la musique ou s’inventant des distractions solitaires qui l’aidaient à alléger le temps. Son jeu préféré était une espèce de loterie consistant à cocher sur un carton les derniers numéros de la plaque des véhicules qu’il croisait, activité qui pouvait durer des semaines sur des routes où n’en passaient que deux ou trois par jour, dont le sien.

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