Dérive des âmes et des continents
Voici peut-être le premier roman où la nature s’exprime directement et où les histoires semblent surgir organiquement le long d’une ligne de faille qui fait trembler la terre et tout ce qu’elle contient de l’océan Indien à l’Himalaya.
Deux jeunes mariés s’installent dans une ancienne demeure coloniale, sur les îles Andaman, et tentent de s’apprivoiser. Ils savent qu’ils se sont déjà aimés dans d’autres vies. Girija Prasad est un scientifique fasciné par les volcans lilliputiens et les phénomènes naturels de l’archipel. Chanda Devi est un peu sorcière. Elle sait amadouer les éléphants en colère, prévoir les tremblements de terre et parler aux arbres et aux fantômes qui peuplent les îles.
Plusieurs personnages plus loin (un jeune révolutionnaire, un trafiquant désabusé, un yéti mélancolique, une tortue, une strip-teaseuse…), on retrouve le descendant de nos héros le long de la ligne de faille sismique : un géologue chargé de s’assurer que le prochain sommet himalayen, prévu pour être plus haut que l’Everest, surgira bien dans le cadre des frontières de l’Inde, pour encourager le tourisme.
Avec ce premier roman au souffle et au charme incroyables, l’auteur surprend par sa puissance narrative, à la hauteur des tsunamis qu’il contient.
Traduit de l'anglais (Inde) par Céline Schwaller
Extrait
Îles
Le silence sur une île tropicale est le bruit incessant de l’eau. Les vagues, comme le son de votre propre souffle, ne vous quittent jamais. Depuis maintenant quinze jours, le gargouillis et le tonnerre des nuages noient le bruit du ressac. Les pluies tambourinent sur le toit et dérapent sur la corniche, se perdant en éclaboussures. Elles frémissent, fouettent, martèlent et glissent. Le soleil est mort, vous dit-on.
En germe dans les sons se trouve un silence élémentaire. Le calme de la brume et la tranquillité de la glace.
Les jeunes mariés Girija Prasad et Chanda Devi se sont résignés à leur sort – des étrangers dans une chambre humide de désir et inondée de rêves naissants. Et Girija Prasad rêve furieusement ces jours-ci. Car les pluies sont propices aux fantasmes, une vérité non scientifique.
Une nuit, lorsque le déluge s’interrompt subitement, il se réveille. Ses oreilles se sont accoutumées à cette cacophonie tropicale comme une épouse à un compagnon qui ronfle. S’éveillant d’un rêve érotique, il se demande ce qui s’est passé. Qui a quitté la pièce ?
Depuis son grand lit deux places il regarde le matelas sommaire de Chanda Devi posé à même le sol, sur lequel elle dort tournée vers la fenêtre ouverte et non vers lui. Émoustillé, il contemple les courbes de sa silhouette dans l’obscurité. Quand ils avaient fait sept fois le tour du feu sacré, lors de leur cérémonie de mariage, s’unissant ainsi pour plusieurs vies, elle avait suivi docilement ses pas, fermement convaincue que la destinée les avait à nouveau réunis dans un nouvel avatar. Pourtant dans cet avatar, il devrait une fois encore trouver une place dans son cœur.
– En attendant, l’informa-t-elle la première nuit, je ferai mon lit sur le sol.
Elle est parfaitement réveillée, bouleversée par les cris accusateurs qui viennent de l’autre côté. C’est le fantôme d’une chèvre. Le fantôme s’est échappé d’innombrables royaumes pour venir errer sur leur toit. Et à présent ses sabots fébriles sont descendus se poster sous la fenêtre ouverte, emplissant la chambre et la conscience de Chanda Devi d’un sentiment de culpabilité.
– Tu l’entends ? demande-t-elle. Elle sent ses yeux posés sur son dos.
– Quoi donc ?
– La chèvre qui bêle dehors.
Son érection désespérée se flétrit. Il est désormais attentif à Chanda Devi et au problème qu’elle soulève.
– Il n’y a pas de chèvre qui rôde dans notre maison, rétorque-t-il, exaspéré.
Elle se redresse. Les bêlements sont à présent plus forts, comme pour lui dire de transmettre à son rêveur de mari : “Tu m’as pris mon existence terrestre, mais tu ne peux me prendre ma vie dans l’au-delà, espèce de carnivore dépravé !”
– Elle est juste devant la fenêtre, lui dit-elle.
– Est-ce qu’elle te fait peur ?
– Non.
– Es-tu menacée par cette chèvre ?
– Non.
– Alors tu pourrais peut-être l’ignorer et te rendormir.
Il voulait dire “devrais” et non “pourrais”, mais il n’a pas le courage d’être sévère. Sa femme, il s’en est aperçu, ne réagit pas bien à la dialectique ni à la contrainte. En fait, elle ne réagit pas bien à la plupart des choses. Si seulement elle était moins jolie, c’est lui qui aurait pu l’ignorer et se rendormir.
– Comment peux-tu dormir ? demande-t-elle. Tu as égorgé cette innocente créature, haché sa chair, tu l’as fait frire avec des oignons et de l’ail, et après tu l’as mangée. Et tu as laissé son âme tourmentée hanter notre maison !
Si l’âme de tous les différents animaux qu’il avait consommés revenait le hanter, sa maison serait un mélange de zoo et d’étable, ne leur laissant aucune place pour circuler, et encore moins pour dormir. Mais, de nature conciliante, Girija Prasad ne peut dire une chose pareille. Après deux mois de mariage, il s’est résigné à l’imagination féconde de sa femme. C’est un acte d’espérance délibéré que d’attribuer son attitude à son imagination et non à quelque maladie mentale. Pour l’amour de ses enfants à naître et en prévision des décennies qu’ils devront passer ensemble, il annonce :
– Si ça peut t’aider à dormir, j’arrêterai de manger de la viande.
C’est ainsi qu’à sa propre surprise et à celle de sa femme, Girija Prasad le carnivore devient végétarien. Afin de gagner quelques heures de repos, il renonce définitivement aux œufs brouillés, à l’agneau biryani et aux steaks de bœuf.
Aux premières lueurs de l’aube, elle quitte son lit. Elle se rend dans la cuisine pour préparer un petit-déjeuner élaboré. Il y a une vie nouvelle dans ses gestes et un sourire tapi dans son silence. Maintenant que cette boucherie a cessé, il est temps d’agiter un drapeau blanc sous la forme d’aloo parathas. Deux heures plus tard, elle les lui sert et demande :
– Tu les trouves comment ?
Girija Prasad ne peut s’empêcher de se sentir désarçonné, et pour toutes sortes de mauvaises raisons. Le soleil a fini par percer. Sa femme, qui lui a préparé le petit-déjeuner pour la première fois, s’est montrée assez audacieuse pour lui poser une serviette sur les genoux, lui effleurant les épaules, répandant son souffle chaud sur sa peau. Il aspire au réconfort de la graisse mélangée à la chair, mais ne le trouve pas dans son assiette.
– Tu les trouves comment ? lui demande-t-elle à nouveau.
– Qui ça ? répond-il, désorienté.
– Les parathas.
– Parfaits.
Elle sourit et lui sert une seconde tasse de thé.
Chanda Devi, la clairvoyante. Elle compatit avec les fantômes et apprécie la compagnie laconique des arbres. Elle les sent, les désirs inexprimés de son mari. Mais elle sait qu’il fait bien de renoncer à la viande. Le royaume de la chair est aussi éphémère qu’incertain, surtout comparé au royaume des plantes. Chanda Devi a tout vu, même les rivières de sang qui s’écouleront un jour de son corps. Cela la rend obstinée, de savoir cela. Cela fait d’elle une épouse exigeante.
Quand Girija Prasad partit pour Oxford, c’était la première fois qu’il quittait seul le domicile familial d’Allahabad. Après un voyage de quatre jours en voitures à cheval, en ferries et en train, lorsqu’il prit enfin place à bord du navire qui l’emmènerait en Angleterre, il avait abandonné des pots de pickles, des ghee parathas capables de survivre à des êtres humains, des images de dieux divers et des photos de famille, dont un portrait de sa mère qu’il avait peint lui-même.
Alors qu’il était soulagé d’avoir laissé les dieux derrière lui – en particulier Rama, le fils obéissant qui avait quitté sa femme sans raison valable, et le baba des berges du fleuve qui n’était pas un dieu, juste un homme sénile et affamé –, se débarrasser du portrait de sa mère lui avait semblé impossible sans fondre en larmes. Mais il lui aurait été tout aussi impossible de contempler son visage, à des océans d’elle. Afin de surmonter la séparation, il lui faudrait commencer une vie nouvelle. Une vie radicalement différente, dont la seule perspective lui donnait des hémorroïdes. Perdu dans un océan infini, il se réfugia à l’intérieur d’une coquille de silence. Des larmes mort-nées se manifestaient à la manière d’une crise de constipation persistante. Grand connaisseur du règne végétal, Girija Prasad transportait des kilos de téguments de psyllium à cet effet. Il avait également du tulsi séché, du margousier, du gingembre, du curcuma en poudre, de l’écorce de cannelle et du poivre moulu pour traiter d’autres affections physiques. À son arrivée à Douvres, les douaniers le prirent pour un trafiquant d’épices.