Supermarché
« Tout le monde imagine une vie meilleure, mon pote. C’est ce qui maintient les gens en vie, avec l’envie de vivre, en vrai », déclare Pedro révolté.
Peut-on devenir dealer d’herbe en restant fidèle à ses principes ? Peut-on utiliser les théories de Marx pour conquérir sa dignité ?
Dans les favelas de Porto Alegre, deux rayonnistes de supermarché, aux allures d’un Don Quichotte lettré et d’un Sancho Panza révolté, vont se lancer dans une aventure trépidante pour échapper à leur exploitation dans un travail mal payé et dénué de sens. Entre trafiquants, gangsters et vieux manuels d’économie lus dans les transports publics bondés, entre Marx et Tarantino, un premier roman plein d’humour, provocateur et stimulant.
Extrait
1
sujet désagréable
– Ah ben ça, c’est vrai, tchê ? Incroyable !
À l’évidence, le téléphone portable auquel s’adressait M. Geraldo n’avait pas été conçu pour des mains aussi énormes que les siennes. Il lui avait fallu rien moins que cinq tentatives pour composer correctement le numéro de son chef, M. Amauri, tellement il avait de difficultés pour appuyer sur une seule de ces touches minuscules à la fois. Et maintenant, enfin en contact avec ledit chef, il semblait incapable de croire que cet appareil lui permettait vraiment de se faire entendre, car il s’appliquait à hurler chaque mot de ce qu’il disait.
– Bon, de toute façon, c’est pas pour entendre parler de ces potins que je t’appelais, expliqua-t-il en pouffant de rire. En fait, je voulais te demander si on pourrait déjeuner ensemble aujourd’hui, pour discuter d’un sujet… euh… d’un sujet désagréable, on va dire.
Tout, de son ton de voix décontracté à la forme indirecte de sa question, tout avait été choisi au préalable avec le plus grand soin par M. Geraldo, qui était allé jusqu’à se répéter la phrase trois ou quatre fois pour se faire une idée de la manière dont elle sonnerait aux oreilles de son chef. Il savait mieux que personne que M. Amauri, en sa qualité de directeur de la chaîne de supermarchés Fênix, croulait sous les sacs de nœuds à démêler et n’avait jamais le temps de rien, raison pour laquelle il n’appréciait pas les invitations inopinées comme celle-là, même quand elles venaient du gérant le plus dévoué et le plus compétent qu’il dirigeait, ce que de fait M. Geraldo était, et même s’il y avait entre eux une grande amitié.
En effet, le directeur montra de l’agacement. Sans détour, il répondit aussitôt :
– Dis donc, Geraldo, quel que soit le problème que tu rencontres là-bas, dans ton magasin, tu as l’autonomie qu’il faut pour essayer de le résoudre seul. Et même tu n’as pas seulement l’autonomie, tu as aussi le devoir d’essayer de le résoudre seul. Après tout, c’est toi le gérant. Oui ou non ?
– Oui, bien sûr que oui, mais…
Geraldo se racla la gorge, hésitant et déçu. Même s’il avait prévu la mauvaise volonté de son chef, il ne s’attendait pas à une objection aussi crue.
– … Tchê, si tu veux tout savoir, je ne suis pas fier, vraiment pas fier du tout de ce que je vais te dire, mais je pense, ajouta-t-il en improvisant, je pense que tu vas me comprendre. Ou, en tout cas, j’espère que tu vas me comprendre. Ce qu’il y a, c’est que je ne sais simplement pas quoi faire pour me débarrasser de ce problème que j’ai sur les bras. Voilà. C’est tout.
Et, dans un éclair d’inspiration, il risqua :
– Ah, toi aussi tu as été gérant dans le temps, Amauri, et je me demande si par hasard, à cette époque-là, tu ne t’es jamais, jamais-jamais, retrouvé comme moi en ce moment, à ne pas savoir quoi faire.
– Si… quelquefois… ça m’est arrivé quelquefois, oui… admit à contrecœur M. Amauri, ne voyant pas comment nier l’insinuation sans paraître présomptueux. Mais bon, tu ne peux vraiment pas le résoudre seul, ton problème ? Il est vraiment indispensable qu’on se voie pour débattre de cette question ?
– Bon sang, tchê, si je ne pensais pas que oui, c’est évident que je ne t’aurais même pas appelé.
Le directeur fit claquer ses lèvres à l’autre bout de la ligne.
– Entendu, alors. Puisqu’il le faut. Au même restaurant que l’autre fois, ça te va ? D’ici une demi-heure, d’accord ?
– Oui, oui, formidable, c’est parfait, acquiesça le gérant en savourant ce petit triomphe. Merci et à tout de suite, donc. Salut.
Il balança le téléphone dans un coin, se carra dans son fauteuil à roulettes, alluma une cigarette et se mit à contempler la petite pièce. L’endroit, encombré de choses auxquelles on ne trouvait jamais de place, ressemblait plus à un débarras improvisé qu’au bureau du gérant d’un supermarché. Tellement d’années coincé dans ce cagibi… Il était arrivé à la conclusion qu’il détestait cette pièce, mais cette fois il ressentait quelque chose de spécial à la contempler. Non pas qu’elle ait cessé d’être détestable ; au contraire. Il savait qu’il lui serait facile de raviver sa colère de toujours, car il suffisait, pour cela, de se concentrer sur les inconvénients de ce placard à balais. Toutefois, son inquiétude lui permit de se rendre compte, ce jour-là, de tout ce que cette pièce représentait, malgré sa petitesse et ses allures de débarras : un bon emploi, une vie stable, une position durement conquise… Il se demanda si ce bureau minuscule serait encore le sien longtemps, et, sur ce, il soupira. Il soupirait pas mal ces derniers temps.
C’était un homme trapu, avec une tendance à l’embonpoint, aux yeux protubérants toujours écarquillés, au nez épaté. Il y avait quelque chose de rude et de vulgaire dans son aspect : ses cheveux gris impeccablement coiffés et son visage lisse, sans barbe, ne parvenaient pas à lui conférer un air totalement civilisé. Il avait une voix grave et sonore, et un côté bonne pâte un brin ironique et intimidant, ce qui rendait dangereusement difficile de distinguer les moments où il plaisantait de ceux où il était sérieux. Ceux qui le voyaient ne pouvaient pas imaginer qu’il soit autre chose que ce qu’il avait l’air d’être : un type un peu brut de décoffrage, sans aucun glamour, malgré ses vêtements qui se voulaient élégants, un ex-pauvre ayant réussi dans la vie avec la plus pénible honnêteté. Ses subordonnés l’adoraient, car il ne s’énervait pas à la moindre erreur, n’était pas trop exigeant et ne jouait pas les tyrans, entre autres qualités également capables de séduire tout employé à peu près sensé. En revanche, il avait une vraie horreur des feignants, de ceux qui font tout pour ne rien faire. Il détestait qu’on se tourne les pouces. Lui-même, comme pour donner l’exemple, participait souvent aux travaux pénibles du supermarché, versant des litres et des litres de sueur, sans avoir à rougir devant ses subalternes les plus appliqués, même s’il occupait le poste de gérant et n’avait, à ce titre, aucune obligation de s’adonner à ce genre de tâche.