Le Lâche

Auteur : Jarred McGinnis
Editeur : Metailié
Sélection Rue des Livres

Un terrible accident de voiture, une femme meurt, un homme reste paralysé et un père retrouve son fils. Dix ans après s'être enfui de sa maison, l'adolescent qui fuguait sur les trains de marchandises et qui traversait le pays en stop est maintenant en fauteuil roulant. Son père, aussi aimant qu'écorché, est la seule personne qui viendra sans hésiter le chercher à l'hôpital.

Le Lâche est un premier roman poignant, touchant et plein d'humour sur les retrouvailles impossibles, les reconstructions d'un corps, d'une relation, d'une vie, d'une mémoire, et sur la possibilité de redécouvrir le bonheur quand tout semble perdu.

Ce livre décapant, qui explore avec puissance le pardon et le regard d'autrui sur la différence, signe la naissance d'un grand auteur capable de faire cohabiter la brutalité avec la lumière, le rire et la tendresse avec les souvenirs explosifs, le café filtre et les donuts avec l'ivresse de l'aventure.

Traduction : Marc Amfreville
21,00 €
Parution : Août 2022
352 pages
ISBN : 979-1-0226-1214-2
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Extrait

Quand je me suis réveillé à l’hôpital, ils m’ont dit que ma petite amie était morte. Ce n’était pas ma petite amie, mais je ne les ai pas contredits.

Les premières semaines se sont passées dans un chaos de morphine et de néon fluorescent. Une inconnue en blouse m’a annoncé que je ne remarcherais jamais. Elle m’a parlé d’un fauteuil roulant et j’ai dit que je préférais les béquilles, parce que je n’avais toujours pas compris.

Le matin arrivait toujours trop tôt et accompagné du vacarme du rideau qu’on tirait : les infirmières bavardaient, les machines bipaient, les patients appelaient, les roulettes des seaux à serpillières couinaient, les familles des malades haussaient le ton, les médecins discutaient, les chasses d’eau étaient actionnées, et j’entendais dans ma tête ma propre voix faire inlassablement le compte de toutes les erreurs qui m’avaient conduit là. Je supportais mal d’être arraché à des rêves où je me voyais distinctement en train de marcher, où je ne souffrais pas sans arrêt et où je n’avais pas croisé Melissa ce soir-là. Embrumé par les analgésiques, les décontractants musculaires, les anticoagulants et les antispasmodiques, mon cerveau transformait ces rêves en reconstitutions organisées de ma vie. Grâce aux médocs, je saisissais toutes les occasions de voir quelle scène de mon histoire le sommeil allait rejouer pour moi. Ces rêves étaient plus vrais que les moments de veille sans couleur passés à l’hôpital. Les perruques des personnages étaient de travers et les comédiens mal choisis pour leurs rôles, mais c’était moi le réalisateur. Quand les dialogues se retournaient contre moi ou que le scénario m’échappait, j’arrêtais le tournage, je repositionnais les acteurs et on reprenait en haut de la page. Je coupais dans les dialogues de façon à choisir mes répliques. Je supprimais des scènes entières de ma vie. Je réécrivais l’histoire parce que je n’aimais pas la fin.

Mon compagnon de chambre était un brave type qui s’était cassé le cou lors d’une partie de pêche avec plus de bouteilles que de poissons. Ses copains, sa famille et sa petite amie lui rendaient visite tous les jours, et invariablement, en ouvrant les yeux, je découvrais sur sa table de chevet toute une nouvelle collection de vœux de rétablissement. Tous les jours : un dessin de chien entouré de tournesols qui souriaient ; un soleil qui souriait ; encore un soleil, encerclé de fleurs celui-là – autant de cartes qui lui enjoignaient joyeusement de se remettre vite. Je l’emmerde, le clebs. Je les emmerde, les fleurs. Je l’emmerde, le soleil.

Durant les premiers mois, il fallait me ceinturer dans un corset en métal avant de me faire descendre en salle de kinésithérapie. L’aide-soignant ajustait mes jambes l’une après l’autre. Mes nerfs détériorés me transmettaient vaguement l’impression d’une traction au niveau des hanches, mais quand il me touchait les pieds, on aurait dit qu’il me les plongeait dans de l’eau bouillante. À peine effleurés, ils devenaient écarlates. Les docteurs et les kinés m’assuraient que c’était normal.

Au milieu de la salle de rééducation, trois marches s’élevaient comme un autel. Un monsieur âgé, qu’un avc avait rendu complètement bancal et dont le bras gauche ressemblait à une branche morte ratatinée, ramait pour amener sa jambe au niveau de la première marche, tandis que trois kinés l’entouraient et lui murmuraient des encouragements. Une demi-douzaine de patients en fauteuil roulant – vieux, jeunes, gros, maigres, blancs, café au lait, noirs – s’échinaient à soulever des poids ou pédalaient sur des vélos à main. Une série de monstres de foire pitoyables, et j’étais l’un d’eux. Ouin, ouin, glouglou.

La kiné m’a piqué avec une aiguille. Dans mon dossier médical, elle a délimité sur la planche anatomique d’un corps asexué les zones insensibles. Elle a tiré sur mes jambes et m’a expliqué quels muscles elle, et non plus moi, faisait travailler. Elle m’encourageait comme si elle apprenait la propreté à un chiot. C’est bien. Félicitations. Bravo.

Bravo ! Bravo à cette créature sans bite dont les succès se mesurent à la capacité d’éviter les escarres, la constipation ou les pieds tombants. À la fin de notre séance, elle m’a poussé vers les appareils de muscu et m’a conseillé de ne pas trop forcer tant que je portais le corset. J’ai attendu qu’elle tourne les talons, puis j’ai demandé à la mère d’un patient de me pousser dehors, jusqu’à l’endroit où les aide-soignants vont s’en griller une.

J’ai fait un check à Ricky. Sa tunique et son pantalon verts moulaient ses bras et ses jambes musclés. Il avait l’air d’un voyou, mais j’avais déjà vu ce gaillard au torse de taureau et aux cheveux en brosse comme un marine prendre dans ses bras une vieille dame, toute pâle et fragile dans sa chemise de nuit d’hôpital. Il l’avait portée délicatement de son fauteuil roulant à son lit. Il avait consciencieusement repoussé ses mèches de cheveux gris éparses et, en réponse à ses remerciements répétés, il lui avait souhaité une bonne nuit.

– Tu fais pas tes exercices ? m’a demandé Ricky en me tendant une clope. Je l’ai remercié d’un signe de tête.

– Pourquoi vous essayez tous de me coller un ballon de basket sur les genoux ? J’en avais déjà pas grand-chose à cirer du sport quand je mesurais mon mètre quatre-vingt-cinq, mais alors j’en ai vraiment plus rien à foutre maintenant que je suis haut comme trois pommes à genoux. Dieu a clairement décidé qu’il voulait me voir assis sur mon cul d’estropié. Alors je suis qui, moi, pour le contredire ?

– Mais qui est-ce qui te parle de basket ?
– Ricky a tiré une grosse taffe sans me quitter des yeux. Il a soufflé la fumée par-dessus son épaule.
– Tes triceps et tes deltoïdes, c’est tes jambes, maintenant.
– Il a tendu un bras et, des deux doigts qui tenaient sa cigarette, il a désigné ses muscles bandés.
– Tu pourras pas toujours demander aux mamans des copains de pousser ton fauteuil.
– C’est noté.
– Putain, mec, elle est où ta famille ?
– J’en ai pas.

Il a suçoté ses dents.
– Tout le monde a une famille.

J’ai détourné la tête et tiré sur ma clope. Après ça, on a écrasé nos mégots, et Ricky m’a ramené jusqu’à mon lit. Il a positionné le fauteuil roulant à côté et serré les freins.
– Pas mal de mecs font comme si de rien n’était. Ils ignorent les conseils qu’on leur donne, mais plus vite tu te fourres la vérité dans le crâne, plus vite tu peux revenir à la normale.

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