Les confidences
Dans un appartement vide, meublé de deux chaises, une table et un immense philodendron, Marie recueille, les yeux bandés, des confidences.
Les candidats se sont inscrits anonymement. Ils prennent place sur la chaise libre et racontent ce qu'ils ont choisi de partager, souvent pour la première fois.
Remords, regrets, culpabilité, mais aussi désirs, rêves, fantasmes se dévoilent ; les confidences se succèdent, toujours plus troublantes.
Extrait
Le compas
Je commence quand, il y a un signal ou quoi ? Tout de suite ? Eh bien voilà, je commence. Je vais commen cer (petite toux pour s’éclaircir la voix).
Nous nous connaissions depuis le collège, il était arrivé de Somalie via Montpellier, débarqué comme ça, sans connaître la langue. Je l’avais pris sous mon aile (silence).
Un jour, il parlait déjà bien le français, il m’a demandé si je pouvais lui prêter mon compas. En échange, il tenait absolument à me donner quelque chose. Je lui ai répondu que ce n’était pas la peine, que je pouvais bien lui prêter mon compas gratuite ment, mais il a insisté et j’ai compris qu’il en faisait une question de principe. Il ne voulait rien me devoir. Plus rien me devoir. Je crois que j’ai rougi. Tu n’as qu’à m’enfoncer la pointe du compas dans la cuisse, je lui ai dit, un coup sec, comme ça, à travers le pantalon. Voilà ce que je veux en échange. Que tu m’enfonces le compas dans la cuisse.
Déconne pas...
Vas-y, qu’estce que tu attends?
Je l’entends encore qui répète avec son accent: Déconne pas, en essayant de rire. Il ne sait pas si je plaisante ou non, et en vérité, oui, peutêtre que je plaisante au début, mais très vite ses mâchoires se crispent et je deviens sérieux. La sonnerie retentit, s’il n’a pas le compas, il rate son contrôle de géométrie et c’est son passage en première qui est compromis.
Quand la pointe s’enfonce, je ne crie pas. Je plaque mon pantalon contre la blessure pour contraindre la douleur, et je crache: Petit salaud.
Je ne sais pas qui a eu le plus mal de nous deux. Les larmes jaillissent de ses yeux. Ça ne me ressemble pas du tout ces mots, petit salaud, ma voix non plus ne me ressemble pas, une voix nasillarde et aiguë comme dans les films en noir et blanc qui passent à la télé.
Le scénario s’arrête là, aucune excuse ne vient adou cir la scène, à moins que la formation de la croûte ne soit à considérer comme une excuse, le corps s’attachant au tissu. Mais le soir, il faut se déshabil ler et la croûte s’arrache. La plaie recommence à sai gner. L’exaltation retombée, la douleur se réveille. Une douleur insistante, sourde, profonde, comme si quelque chose était resté dans mon corps. Un morceau de plomb. Une écharde. Je presse après la douche, mais rien ne vient qu’une lymphe rosâtre. La peau se referme. L’étranger est toujours dedans.
Quand j’appuie là, sur la cuisse, aujourd’hui encore, je sens comme un kyste.
La suite de l’histoire? Il réussit son interrogation écrite, je ne lui adresse plus la parole. Je me débrouille pour qu’il ne puisse pas me rendre le compas et jette la boîte avec les mines de rechange dans la benne à ordures. Sur le chemin du lycée, dans la cour, dans les couloirs, je le fuis. Je regrette de l’avoir obligé à me faire mal, regret qui se manifeste d’une drôle de façon, je le comprends rétrospectivement: je me mets à le détester. Sa douceur me dégoûte. Sa servilité.
Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça.
Je nous revois devant le lycée le jour des résultats du bac, il joue des coudes pour accéder aux feuilles placardées sur la porte cochère, sa mère est là avec son turban, et moi j’attends tranquillement derrière. Je sais que je vais avoir une mention, je n’en doute pas un seul instant. Et j’ai une mention. Tout me réussissait à l’époque, les filles, les études, même mon permis de conduire, je l’ai obtenu du premier coup.
Aujourd’hui, je suis un raté. Je n’ai rien fait de ma vie. Je me traîne.
Je n’avais pas envie de souffrir, comprenezmoi, je n’étais pas maso ni rien de tel, j’avais juste envie de le punir parce qu’il n’avait pas accepté que je lui prête mon compas gratuitement.