Disputes au sommet

Auteur : Ismail Kadaré
Editeur : Fayard
En deux mots...

Ismail Kadaré évoque ici un épisode mythique de l’ère stalinienne : l’appel téléphonique de Staline à Boris Pasternak qui dura quelques minutes seulement, mais qui fit l’objet de multiples interprétations. L’auteur enquête minutieusement, chaque version étant pour lui l’occasion d’évoquer la relation de tout écrivain avec la tyrannie.

19,00 €
Parution : Janvier 2022
250 pages
ISBN : 978-2-2137-1657-2
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Présentation de l'éditeur

Ismail Kadaré évoque ici un épisode mythique de l’ère stalinienne et pourtant infime par sa durée. Il s’agit de l’appel téléphonique de Staline à Boris Pasternak en juin 1934, qui ne dura guère que trois minutes et qui, dans le maelström de l’Union soviétique d’alors et des pays du bloc de l’Est, donna lieu à toutes les rumeurs, à toutes les interprétations, contribuant en grande partie à affaiblir encore l’image du grand écrivain russe. Cette conversation hante Ismail Kadaré depuis ses années de jeunesse, alors qu’il étudie à Moscou et qu’il en entend parler pour la première fois.

Tel est le socle de ce nouvel opus qui permet à Kadaré de faire défiler en filigrane les grandes figures littéraires russes, mais aussi albanaises, toutes en proie un jour aux tourments exercés par la machine de la terreur totalitaire. Il met particulièrement en lumière la figure tragique d’Ossip Mandelstam, qui venait juste d’être arrêté, et qui est au centre de cette conversation téléphonique.

Dénonciations, intrigues, incertitudes, témoignages, hypothèses, poèmes-fantômes, multiples interrogations ont essaimé de par le monde et se retrouvent ici dans un labyrinthe de versions de plus en plus inextricables, que l’écrivain propose comme une exploration sans fin de la relation énigmatique poète-tyran.

Revivant plusieurs fois l’épisode à travers des moments critiques de sa vie d’écrivain sous l’ombre menaçante de l’Etat, mais aussi à travers la résonance d’autres écrivains à d’autres temps, Kadaré s’en empare, décortiquant chaque aspect, chaque piste, chaque signal, tel un enquêteur qui ne trouvera jamais la clé du rébus.

Extrait

« La station se situe sur le trottoir de droite. Trolleybus numéro trois. Tu files jusqu’à la place Pouchkine. Là, se trouve la statue que tu connais probablement. Exegi monumentum, etc. Ensuite, en la longeant d’abord par la droite, tu traverses la rue Gorki et, quelques pas plus loin, c’est le haut du boulevard Tverskoï qui la croise.

« À partir de là, c’est très simple. À moins d’une minute de marche, sur le trottoir de droite, se dresse le portail de l’Institut Gorki. Il se dresse de lui-même, tu me comprends ? Que tu le veuilles ou non, il se dresse devant toi… » « Comment ne pas le vouloir ? Cela fait des années que je rêve de venir ici. » « Pourquoi ne pas le vouloir ? Pourquoi ? Ça, nul ne peut savoir. On croit tant de fois souhaiter une chose que finalement on ne veut pas. »

« Oh, non. J’ai tant peiné pour arriver jusqu’ici. Les trolleybus hennissaient, tels des chevaux sauvages. Des crevasses partout. Jusqu’à ce que j’aperçoive, enfin, la fameuse statue. J’avançais, comme on me l’avait recommandé, vers sa droite… »

« Quelle statue, jeune homme ? Tu es en train de délirer ! Il n’y a aucune statue par ici !… » « Comment ça ? La statue de Pouchkine. Tant de fois me suis-je baladé à ses pieds. » « C’est ce que tu as cru voir, jamais il n’y a rien eu de tel. Ha, ha ! » « Mais le monde entier la connaît : Exegi monumentum… ! tu l’as dit toi-même : “Un monument j’ai érigé…” » « Continue, jeune homme. “Un monument j’ai érigé, que des mains ne peuvent construire”. C’est-à-dire, un monument niéroukotvornyi. Tu es tombé tout seul dans le piège. Un monument érigé non par les mains des hommes, mais par des âmes, dit le poète. Une statue, donc, que nul ne peut voir, excepté les tarés. Par exemple, vous, les étudiants de l’Institut Gorki. »

« Nous n’étions pas comme vous le dites. Vous étiez bien pires. Chacun rêvait d’abattre le buste de l’autre pour y dresser le sien. » « Au meeting de Pasternak ? Il n’y avait rien de tel. C’était autre chose. Y as-tu été à ce meeting ? As-tu hurlé contre lui ? » « Jamais. » « Que faisais-tu alors, tandis que les autres hurlaient ? » « Je regardais une jeune fille aux yeux pleins de larmes. Je pensais qu’elle était sa nièce. »

« Tu reviens après tant d’années pour la revoir à nouveau ? Il te semble que le meeting continue encore ? Il est vrai qu’il perdure peut-être. Les cris lointains indiquent de façon plus précise que le panneau sur la porte le lieu du rassemblement. De Moscou à Tirana, c’est le même brouhaha sans fin. »

L’errance décrite plus haut s’est renouvelée durant des années. Le gémissement des trolleybus flottant sur les entraves et les crevasses du chemin. Le monument menacé. Et les larmes, et Moscou la douce.

J’étais à ce point certain que je finirais par écrire sur elle, que, parfois, il me semblait qu’entre-temps cela avait été fait, le stock de mots dont j’userais pour créer les phrases, sagement rangé dans son coin, en attente.

La fréquence croissante des voyages oniriques était le signe le plus sûr que le moment approchait. Le flou et l’absence de logique qui les enveloppaient ne faisaient que s’amplifier. Il arrivait que le trolleybus numéro trois refusât de s’élancer. On était obligés de le fouetter. Depuis quand ? me demandais-je. Cela faisait plusieurs années que j’avais quitté Moscou et il était compréhensible que bien des choses eussent changées, cependant, jamais je n’aurais cru qu’on en fût arrivé à fouetter des trolleybus.

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