Ton absence n'est que ténèbres

Auteur : Jon Kalman Stefansson
Editeur : Grasset

Un homme se retrouve dans une église, quelque part dans les fjords de l'ouest, sans savoir comment il est arrivé là, ni pourquoi. C'est comme s'il avait perdu tous ses repères. Quand il découvre l'inscription « Ton absence n'est que ténèbres » sur une tombe du cimetière du village, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l'amener chez sa soeur qui tient le seul hôtel des environs. L'homme se rend alors compte qu'il n'est pas simplement perdu, mais amnésique : tout le monde semble le connaître, mais lui n'a aucune souvenir ni de Soley, la propriétaire de l'hôtel, ni de sa soeur Runa, ou encore d'Aldis, leur mère tant regrettée. Petit à petit, se déploient alors différents récits, comme pour lui rendre la mémoire perdue, en le plongeant dans la grande histoire de cette famille, du milieu du 19ème siècle jusqu'en 2020. Aldis, une fille de la ville revenue dans les fjords pour y avoir croisé le regard bleu d'Haraldur ; Pétur, un pasteur marié, écrivant des lettres au poète Hölderlin et amoureux d'une inconnue ; Asi, dont la vie est régie par un appétit sexuel indomptable ; Svana, qui doit abandonner son fils si elle veut sauver son mariage ; Jon, un père de famille aimant mais incapable de résister à l'alcool ; Pall et Elias qui n'ont pas le courage de vivre leur histoire d'amour au grand jour ; Eirikur, un musicien que même sa réussite ne sauve pas de la tristesse - voici quelques-uns des personnages qui traversent cette saga familiale hors normes. Les actes manqués, les fragilités et les renoncements dominent la vie de ces femmes et hommes autant que la quête du bonheur. Tous se retrouvent confrontés à la question de savoir comment aimer, et tous doivent faire des choix difficiles.

Ton absence n'est que ténèbres frappe par son ampleur, sa construction et son audace : le nombre de personnages, les époques enjambées, la puissance des sentiments, la violence des destins - tout semble superlatif dans ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Les récits s'enchâssent les uns dans les autres, se perdent, se croisent ou se répondent, puis finissent par former une mosaïque romanesque extraordinaire, comme si l'auteur islandais avait voulu reconstituer la mémoire perdue non pas d'un personnage mais de l'humanité tout entière. Le résultat est d'une intensité incandescente.

Traduction : Eric Boury
26,00 €
Parution : Janvier 2022
608 pages
ISBN : 978-2-2468-2799-3
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Extrait

C’est sans doute un rêve :

Je suis assis au premier rang dans une église de campagne, il fait froid : une profonde quiétude règne à l’extérieur, à peine troublée par les bêlements des moutons et les cris lointains des sternes, les vitres du bâtiment encadrent le bleu du ciel, la mer, une bande d’herbe verte et une montagne presque nue.

J’espère que c’est bien un rêve parce que je n’ai aucun souvenir de ma personne, je ne sais pas qui je suis, ni comment je suis arrivé ici, j’ignore…
… mais je ne suis pas seul.

En lançant un regard par-dessus mon épaule, j’ai vu un homme assis à l’extrémité du dernier rang, tout près d’un vieux mât en bois abîmé qui repose sur les cinq rangs de sièges. Svelte, la petite cinquantaine, le visage taillé à la serpe, les tempes dégarnies, des rides apparentes sur le front, il me toise d’un air moqueur.
Je suis peut-être simplement mort.
C’est donc ainsi que ça arrive : le monde s’éteint, votre personne s’efface, puis on vous réveille dans une chapelle où le diable est assis quelques rangs derrière vous – et vient prendre votre âme.
Je regarde à nouveau par-dessus mon épaule. Non, je n’ai pas l’impression que ce soit le démon en personne. Mais quelque chose dans son attitude me dit qu’il connaît la région. Je me tourne, je le fixe, je toussote : Pardon, seriez-vous par hasard le pasteur ?

Il me dévisage un moment en silence. Un moment si long que c’en est désagréable. Pasteur, répète-t-il. Il suffirait donc que je sois assis là pour faire de moi un homme d’Église – dans ce cas, vous seriez évêque puisque vous êtes tout près de l’autel ! Serais-je chauffeur de bus si j’étais à côté d’un autocar, médecin si cet endroit était un hôpital, malfrat ou banquier si nous nous croisions dans une banque ? Et si j’étais tout ça à la fois, combien de temps sommes-nous ceux que nous sommes, puisque, après tout, la vie est censée nous transformer constamment, c’est-à-dire, pour peu que nous soyons à peu près vivants – par conséquent, dites-moi à quel moment on cesse d’être pasteur ou malfaiteur pour devenir autre chose ? Si des questions se posent, elles doivent bien avoir des réponses ? Quand s’appelle-t-on Dingdong, quand s’appelle-t-on Snati, lequel de ces deux noms est préférable ? Et gardez à l’esprit que, parfois, les questions sont la vie et la réponse la mort – faites donc attention où vous mettez les pieds, mon brave !
Sa voix n’est pas vraiment sombre bien qu’on y décèle un soupçon de noirceur, et son apparence en impose. Ses traits anguleux, les rides profondes de son front, ses yeux bleus. Je ne puis m’empêcher de penser que ce genre d’homme est dangereux.
Donc, vous me croyez redoutable, demande-t-il.
Je sursaute. Je ne voulais pas, dis-je, mais il agite un bras comme dans l’intention de me faire taire, de se débarrasser de moi en un coup de balai ou de me prier de partir. J’opte pour la dernière solution. Je me lève, je lui adresse un signe de la tête. Le sol craque sous mes pieds quand je sors et…

… quand je quitte cette vieille église de campagne bâtie vers l’embouchure d’un fjord plutôt court, entouré de montagnes d’altitude modeste et d’un large golfe bleu de froid – ces montagnes presque entièrement nues semblent cependant gagner à la fois en hauteur et en verdeur quand on s’enfonce vers l’intérieur du fjord. Le cimetière est manifestement plus vieux que l’église car les tombes les plus anciennes ne sont plus que de grosses mottes d’herbe anonymes sous lesquelles reposent des gens oubliés depuis longtemps, cette herbe verte attrape les rayons du soleil et les leur envoie au fond des ténèbres. Peut-être est-ce quelque part une consolation.
Les sépultures les moins anciennes se trouvent au sud du bâtiment et la plus récente que j’aperçois en me promenant dans le cimetière est entretenue avec soin. Certes, le nom de la femme gravé sur la croix est maculé de guano, mais l’épitaphe inscrite en-dessous, « Ton souvenir est lumière, et ton absence ténèbres », prouve clairement qu’elle a été aimée. La chose n’est pas aussi certaine concernant son voisin, Páll Skúlason de la ferme d’Oddur, dont la pierre tombale, un rocher pesant ramassé sur le rivage, n’offre pour tout renseignement qu’une citation du philosophe danois Søren Kierkegaard : « Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vanité et quelle désolation serait la vie ! »

Autres éditions

Ton absence n'est que ténèbres
Poche (Janvier 2023)
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