Les roses de la nuit

Auteur : Arnaldur Indridason
Editeur : Points

Le corps d'une jeune toxicomane est découvert sur la tombe du héros national de l'indépendance islandaise qui était originaire des fjords de l'Ouest. C'est dans cette région que partent enquêter le commissaire Erlendur et son adjoint Sigurdur Oli. Sur place, la situation sociale y est alarmante : la vente des droits de pêche a généré chômage et émigration intérieure massive. C'est alors que disparaît le parrain de la drogue local. Une nouvelle piste s'ouvre.

Écrit juste avant La Cité des jarres, ce livre a consacré la renommée d'Erlendur, flic coriace et taciturne.

Traduction : Eric Boury
7,80 €
Parution : Octobre 2020
Format: Poche
336 pages
ISBN : 978-2-7578-8171-2
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Extrait

Ils avaient découvert le corps sur la tombe de Jon Sigurdsson, le héraut de l’Indépendance, dans le vieux cimetière de la rue Sudurgata. Assise à califourchon sur le jeune homme, c’était elle qui l’avait vu en premier.
Ils avaient remonté Sudurgata en se tenant par la main après avoir quitté l’hôtel Borg. Il l’avait prise dans ses bras et l’avait embrassée. Elle lui avait rendu son baiser, d’abord tendrement, puis en y mettant plus de passion et en se laissant emporter par sa fougue. Ils étaient partis de l’hôtel Borg vers trois heures du matin et avaient traversé la foule qui envahissait le centre. Il faisait beau, c’était peu après le solstice d’été.
Il l’avait invitée à dîner. Ils ne se connaissaient pas encore très bien, ce n’était que leur troisième rendez-vous. Elle possédait des parts dans une société de conception de logiciels dont il était également actionnaire. Génies de l’informatique depuis leur plus jeune âge, ils s’étaient bien entendu dès leur première rencontre. Au bout de quelques semaines, il avait pris l’initiative de l’inviter au restaurant de l’hôtel Borg. Ils avaient répété l’expérience deux fois. Quelque chose dans l’air indiquait que cette soirée ne se terminerait pas de la même manière que les deux autres où il l’avait reconduite chez elle. Ce soir-là, ni elle ni lui n’avaient pris leur voiture. Elle lui avait proposé au téléphone qu’il la raccompagne chez elle à pied et qu’ils prennent un café. Un café ! s’était-il dit avec un sourire entendu.
Ils s’étaient échauffés en dansant à l’hôtel Borg. Blonde, les cheveux courts, svelte mais le visage poupin, elle était vêtue d’une jolie veste beige et d’un legging assorti. Le foulard de soie qu’il avait au cou était selon elle le signe d’une certaine vanité. Il portait le costume Armani qu’il avait acheté récemment dans une boutique de mode pour la séduire. C’était réussi.
Il avait été surpris quand, ayant quitté le centre, elle lui avait proposé de prendre un raccourci par le vieux cimetière pour rentrer chez elle. Il s’était senti plutôt gêné quand il l’avait embrassée et que son sexe avait durci dans son caleçon, il avait eu peur qu’elle s’en aperçoive. Et elle n’avait pas manqué de le remarquer. Ça lui avait rappelé son adolescence et les bals du lycée où elle dansait avec des garçons constamment en érection. Les pauvres, il leur en fallait bien peu, se disait-elle alors, et là, cette pensée lui revenait. Il n’y avait pratiquement pas de circulation dans la rue. Ils avaient enjambé le mur du cimetière à l’angle nord-est où repose la respectable famille Thoroddsen. Puis ils avaient longé les tombes, lui en prenant garde à ne pas salir son costume.
Dans ce cimetière voisinent de bons bourgeois d’autrefois et des gens simples, poètes et fonctionnaires, commerçants aux noms de famille à consonance danoise, hommes politiques et bandits de grand chemin. Cet endroit était pour elle une oasis de calme dans la ville, un îlot de verdure en plein été comme en ce moment. Elle avait d’abord eu l’intention de passer par là pour s’économiser un bout de chemin, mais en y entrant elle avait eu une autre idée. La nuit était claire et tiède, elle était légèrement éméchée et il avait manifestement envie d’elle. Elle lui avait donc proposé de s’asseoir sur une tombe pour s’y reposer. Il l’avait regardée, déconcerté. Ce cimetière n’avait rien à voir avec le désir qu’elle ressentait subitement pour lui. Elle n’était pas comme ça. Dieu tout-puissant, les cadavres n’aiguisaient pas son appétit. En revanche, elle avait toujours eu envie de faire l’amour dans la nature par une belle nuit d’été, avait-elle avoué plus tard à ce commissaire de la Criminelle, cet Erlendur qui portait un chapeau et la mettait plutôt mal à l’aise. Nous y étions tranquilles, avait-elle plaidé, et un cimetière, c’est un coin de nature.
Le jeune homme ne s’était pas fait prier même s’il avait à nouveau pensé à son costume neuf hors de prix. Ils s’étaient allongés dans l’herbe sous un grand arbre sans se déshabiller. Elle s’était contentée d’ouvrir sa braguette, s’était débarrassée de sa petite culotte et assise à califourchon sur lui. Nom de Dieu, c’est bizarre de faire ça au milieu de tous ces morts, avait-il pensé. Sur la tombe recouverte de mousse en face d’elle, elle lisait l’inscription : À mon époux bien-aimé. Repose en paix.
Elle n’avait pas immédiatement vu le corps. Quelques minutes après le début de leurs ébats, elle avait entendu du bruit et avait regardé vers l’endroit d’où il provenait. Elle avait plaqué sa main sur la bouche du jeune homme pour étouffer ses halètements, toujours assise à califourchon sur lui, aux aguets. En scrutant les parages, il lui avait semblé voir une silhouette franchir précipitamment la grille. Elle avait observé le haut du cimetière. Ses yeux s’étaient arrêtés sur une tache blanche au ras du sol.
Elle s’était redressée et avait enfilé sa culotte. Il avait remonté sa braguette avant de se remettre debout.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’était-il inquiété. 11
– Il y a quelqu’un là-bas, avait-elle répondu, apeurée. Il faut qu’on s’en aille.
Ils avaient marché à pas de loup vers l’ouest du cimetière tandis qu’elle fixait la tache blanche en la montrant au jeune homme. Ils se demandaient ce que ça pouvait être. Devaient-ils aller voir de plus près ou passer leur chemin et rentrer ?
– On y va, avait-il dit.
– Tu veux dire, on va voir ?
– Non, on va chez toi.
– Ce ne serait pas... ? Un corps ? C’est possible ? – Je ne vois pas.
La curiosité de la jeune femme l’avait emporté. Plus
tard, elle avait regretté de s’en être mêlée, mais ça avait été plus fort qu’elle, il fallait qu’elle sache. Il s’agissait peut-être de quelqu’un qui avait besoin d’aide. Elle avait marché vers cette tache blanche, suivie par le jeune homme. La tache grandissait au fur et à mesure qu’ils approchaient. Quand elle avait vu de quoi il retournait, elle avait suffoqué d’effroi.
– C’est une jeune fille, avait-elle murmuré, une jeune fille nue.

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